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Le blog de Emmanuel Jeuland

À propos du blog
De l’humanisme philosophique de Francis Wolff à l’humanisme juridique. Le philosophe, Francis Wolff, défend un humanisme fondé sur une raison dialogique dans ses livres et une éthique qui concernent1 avant tous les humains tout en étant persuadé de l’importance du combat écologiste. Il se demande s’il est convaincant lorsqu’il fonde la morale sur la raison dialogique (Le monde à la première personne, Fayard, 2024, p. 242-243) supposant après une expérience de pensée sous un voile d’ignorance (sur le modèle rawlsien) que chacun a intérêt à l’égalité et à la réciprocité, à ne pas agresser l’autre et même à l’assister. Même si une personne est plutôt égoïste, elle y aurait intérêt si elle devient vulnérable. Il y voit un contrat car celui-ci est par principe, selon lui, réciproque. Il en conclut que les obligations entre les humains sont absolues car elles sont réciproques ; à l’inverse, les obligations vis-à-vis des entités naturelles ne sont pas réciproques et donc ne sont pas absolues et passent en second. Il y voit une éthique fondée sur la raison dialogique susceptible de déboucher sur un cosmopolitisme dans la diversité, prenant en compte la justice et l’égalité. Il a pourtant l’impression que quelque chose manque à son raisonnement mais il ne sait pas trop quoi. Ce qui manque peut-être : il ne parle pas de droit qui ne serait donc qu’une sorte d’application de l’éthique alors que c’est le droit qui permet de réaliser l’éthique, de la rendre universelle, de réaliser ce contrat dont il parle qui serait sinon un contrat social illusoire. Il note, par ailleurs, qu’avec une morale ultra individualiste, aussi rigoureuse soit-elle, le lien social a disparu (p.226). La notion de relation à autrui survient dans son éthique mais pas autant dans sa métaphysique. Est-elle self-évidente ? aristotélicienne (Aristote raisonnait avec les liens observés au sein de la cité dans l’éthique à Nicomaque) ? Il ne donne pas vraiment de fondement métaphysique à la relation à autrui qui pourtant est au cœur de la justice (position de Thomas d’Aquin), or si la raison est dialogique il faut un lieu d’argumentation et il faut ensuite consacrer sous forme de lois, de décrets ou de jugements, les solutions même provisoires, même de compromis. C’est alors que le débat éthique devient du droit. Ce dernier n’est pas seulement une série de normes ou de droits subjectifs, il génère lui-même des relations, des relations de droit pour mettre en œuvre ce que les débats éthiques ont conclu (tant que la loi n’est pas abrogée, ex. la loi sur la fin de vie). Ces relations ne sont pas de simples contacts (alors que Fr. Wolff mêle toutes les relations avec autrui, même la relation tissée à travers un réseau social). Or, c’est le droit qui crée la relation avec autrui avec des rituels (lien conjugal, de filiation, de nationalité, de citoyenneté, procédural, contrat, obligation et même relation internationale). Le mot obligation en droit romain voulait dire rapport de droit entre deux personnes (créancier et débiteur), ce n'est pas que le devoir comme semble l’affirmer de nombreux philosophes (à ma connaissance limitée de juriste). Le rituel permet d’accorder les raisons mais aussi les émotions et les corps. Il ne suffit pas d’un contrat social abstrait, d’un lien social factuel pour créer une relation conforme à l’éthique : il faut construire le rapport avec un rituel (composé de paroles, de gestes, de symboles, d’habits officiels, etc.) et un tiers de référence (notaire, officier d’état civil, état, juge etc.). Cette configuration n’est pas une simple application d’une éthique théorique, c’est la mise en place d’un lieu de débat dans le cadre d’un lien juridique (les contestations devant un juge, une administration, etc.). Par ailleurs, F. Wolff n’inclut qu’à la marge les personnes vulnérables (comme d’ailleurs Habermas dont il se dit proche intellectuellement) difficiles à inclure dans un débat réglé, alors que le droit met justement en place des procédures de tutelle pour tenter de continuer d’écouter les désirs et les intérêts des personnes vulnérables même si elles sont proches de perdre leur capacité de raisonnement (maladies mentales, d’Alzheimer notamment). Son raisonnement d’ensemble est fondé sur la relation avec autrui mais il ne fait pas la connexion avec le droit qui n’est pas éthique mais qui met en place des normes ayant une origine éthique. Dans les cas difficiles, le juge peut être amené à prendre en compte des éléments d’équité voire d’éthique (clairement dans les pays de common law, de manière moins avouée dans les pays de civil law). Pour autant, l’on ne trouve guère d’allusion au concept de relation entre personnes dans sa métaphysique si bien que l’on n’a pas une éthique fondée sur une métaphysique (lui-même parle d’un arbre qui lierait les différentes parties de sa pensée) alors même qu’il y a tout un débat philosophique possible (voir Fr. Clementz, Relations, Vrin, 2025) sur la relation entre essences (relation d’ordre, entre personnes) ou entre événements (relation de causalité). Tout se passe comme si le philosophe, Fr. Wolff, pouvait s’arrêter à l’éthique sauf quand il invoque les droits de l’homme qui ont d’ailleurs été dégagés par les philosophes. Les juristes, plus tard, les ont rendus juridiques avec beaucoup de difficultés (voir par exemple la difficulté de rendre positif le droit au logement) et en notant le risque qu’ils font courir de privilégier les intérêts et les désirs sans fin avec les droits de l’homme sans prendre en compte les relations avec les intérêts et les désirs des autres, dans une approche ultra individualiste. Or, les juristes pour rendre positif les droits de l’homme finissent par considérer qu’ils constituent en réalité des obligations au sens de rapport entre un créancier (souvent l’État, mais ce peut être aussi une multinationale ou une autre personne publique ou privée) et un débiteur (celui qui défend son droit). J-Fr. Kervegan se demande d’ailleurs si les philosophes ne s’immiscent pas trop en droit et parle de colonisation (Puissance des droits, PUF, 2025, p. 51). On sait les critiques que faisaient Villey à Kant en termes de méconnaissance du droit (introduction à la doctrine du droit). On peut faire, de même, ici des critiques de juriste à Fr. Wolff : utiliser avec légèreté la notion de contrat (qui n’est pas nécessairement réciproque) et la notion de relation à autrui sans noter l’importance de la construire juridiquement (je ne crois pas qu’il y ait de rapport humain - qui ne soit pas de simples contacts - qui ne soit pas un rapport de droit ; l’amitié étant intégrée, comme le concubinage, dans la catégories de rapports de fait devenant juridiques dans ses effets si elle est notoire, par exemple dans des dispositions sur la récusation d’un juge dans un procès) ; faire fi des besoins de rituels en droit (non religieux) et donc de la place du corps et des émotions ; ne pas utiliser la notion d’obligation, pourtant centrale en droit, selon son sens relationnel et non son sens de devoir provenant de Mucius (un juriste de droit romain selon A. Schiavone dans Ius, l’invention du droit en Occident, Belin, 2001) ; enfin, en conclure que l’homme a des obligations absolues vis-à-vis des autres hommes mais seulement relatives avec les autres entités naturelles car il est seul à s’engager dans ce cas. On peut être humaniste sans secondariser les rapports de droit avec la nature mais au contraire contribuer à les créer. Il n’est pas suffisant de dire comme le fait, me semble-t-il, Ph. Descola qu’il faut créer des relations avec les entités naturelles sans guère faire référence aux rapports de droit. Il me semble possible de créer des rapports de droit entre un homme et une entité naturelle, prévoyant une reconnaissance des droits à cette entité et des devoirs à cet homme, sans personnifier la nature mais sans pour autant secondariser ce rapport. Dès lors qu’il existe et qu’un substitut de l’entité naturelle (tel qu’une association) peut défendre l’entité naturelle devant un tribunal, le rapport de droit qui se crée (rapport de réparation si l’homme a pollué cette entité, par exemple) a une même valeur juridique que tout rapport de droit et doit être exécuté de la même manière. Cela supposerait que les tribunaux acceptent cette action en faveur de l’entité naturelle (ce qui s’est fait, de manière inégale dans le monde, pour un fleuve, une montagne, un singe, pas pour un éléphant), éventuellement sur le fondement d’une loi. Il faudrait alors un débat éthique débouchant sur une loi reconnaissant cette action en justice. Le philosophe peut sans doute arguer qu’il ne raisonnait pas dans le champ juridique qu’il n’ignore pas mais qui est un champ extérieur à ses idées. Ce serait, à mon avis, ne pas reconnaître sa nécessité pour l’humanisme lui-même. Ne reconnaitre comme partie du droit que les droits de l’homme qui n’étaient pas conçus dans les déclarations (déclaration des droits de l’homme de 1789 ou déclaration universelle des droits de l’homme de 1948) pour être du droit positif sans reconnaître le cœur du reste du droit : la notion de rapport de droit (unifié par Kant sans la définir puis par Fichte et surtout Savigny comme juriste), c’est manquer quelque chose : pas seulement la réalisation d’une éthique car le droit n’est pas un mode secondaire de mise en œuvre ; c’est manquer la manière dont fonctionne la raison dialogique conjointement aux émotions : elles ont besoin de cadres de discussion et d’expression construits de toute pièce (un parlement, un tribunal, l’étude d’un notaire, le dialogue social, etc.). Certes on peut dire que le rapport de droit qui serait reconnu avec une entité naturelle serait une fiction car il n’unirait pas deux personnes, mais il existe déjà des rapports qui n’unissent pas deux personnes (société de fait sans personnalité juridique et un créancier, trust, etc.). Le rapport de droit peut être créé entre une personne et une entité n’ayant par la personnalité juridique mais ayant une autonomie suffisante, une sentience (animal, végétal) et/ou une agentivité (ce qui est le cas, dit-on, d’un fleuve dans la mesure où il meut et/ou émeut les humains). Pour autant, ce rapport de droit ne serait pas nécessairement permanent ; pas plus que tous les humains ne sont pas liés entre eux par des rapports de droit. Un rapport est créé notamment lorsqu’il y a un dommage causé à l’une des parties ou lorsque l’on envisage un contrat sous l’égide d’un tiers (juge, notaire etc.). La notion de tiers qui caractérise le droit car elle implique une configuration dépassant le tête-à-tête pouvant rester secret, n’est pas non plus envisagée par F. Wolff dans son éthique. Sans doute que l’on ne peut pas parler d’un manque d’une discipline à l’autre et l’autonomie du droit comme science peut conduire à penser qu’il n’est pas dans le champ d’étude du philosophe. Le juriste est à la recherche d’une autre rationalité (à vrai dire plusieurs chercheurs en droit développent une approche dialogique, notamment Fr. Gea) qui lui est propre (un monde de véridiction qui lui est propre, selon Latour, qui lui dénie d’ailleurs tout effet symbolique dans ses livres sur le Conseil d’État et celui sur les modes d’existence). Mais puisque F. Wolff invite le lecteur à réagir et à lui indiquer ce qui peut manquer dans sa pensée éthique par ailleurs plutôt convaincante et en tous les cas passionnante, je me suis permis ces quelques remarques provenant d’un juriste humaniste et écologiste.
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    Ce qui est grave, notamment, dans le débat sur la déchéance de nationalité est le mépris des tenants et des opposants à la mesure de ce qu'est le symbolique. Il s'agit de ce qui constitue les liens juridiques et sociaux.
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    Valls a demandé aux députés de ne pas faire de juridisme et de voter la prolongation de l'état d'urgence. Les libertés publiques sont en jeu tout autant que la sécurité. Il est donc urgent de faire du droit et de comprendre aussi en quoi le conflit est un conflit d'ordre juridique. Une sorte de super notaire imaginaire pourrait peut-être aider à résoudre ces multiples conflits intriqués.
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