Un homme a symbolisé la lutte des Lip : Charles Piaget, "Charles" ou "le Vieil Homme" comme le surnomment affectueusement ses amis, "le grand prêtre" (L'Est Républicain) ou "l'âmeʺ de la lutte (La Croix).

Du fait de la médiatisation mais aussi de ses propres qualités, Charles Piaget est peut-être le seul dirigeant syndical d'une entreprise dans l'histoire dont le nom a été aussi largement colporté, jusqu'au bout du monde. À l’été 73, peu de gens en France pouvaient prétendre ne pas avoir entendu parler de lui. Comment cela était-il possible ? D'autant que les personnalités fortes ne manquaient pas chez LIP. Pourquoi Piaget ?
Fils d'un horloger suisse venu s'installer à Besançon, Charles Piaget, après le décès de son père, a été recueilli par une famille modeste. Il habite au cœur de la ville, dans le quartier Battant. Ses compagnons de jeux deviendront plus tard, pour la plupart, des petits loubards. Lui entre à Lip en 1946 avec un CAP. Il milite dans l'Action Catholique Ouvrière et à la CFTC de l'époque (future CFDT). Il adhère au PSU dès sa création. Beaucoup ignorent qu'avant les « événements », il a été candidat suppléant PSU aux élections législatives de 1968, tête de liste aux élections municipales de 1971 et a recueilli 11 % des suffrages aux élections cantonales suivantes (ce qui, pour le PSU , est un score honorable).
Le conflit de 1973 le propulse en avant de manière brutale, comme probablement peu d'hommes publics l'ont connue. Du jour au lendemain, les correspondants des journaux et des radios se l'arrachent. Jusqu'aux équipes de télévision venues du Japon pour filmer Lip et son leader. Paris-Match s’introduit habilement chez lui. Il écrit dans Le Monde.

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Piaget n'a pas cherché cette gloire. Les yeux clignotants de timidité, tête souvent baissée, voix caverneuse et profonde, il émaille ses phrases de "Comment ?" quand il cherche ses mots. Il ne veut pas imposer mais convaincre. C'est peut-être ce qui lui fait fuir les honneurs qui assure son succès. Il respire la sincérité cet homme-là ! Quelles que soient les divergences qui ont pu, par la suite, marquer le parcours des Lip, tout le monde s’accordent pour reconnaître ses dons de pédagogue sans démagogie. Fatima Demougeot nous dit : « Il a eu une influence considérable car il savait expliquer en termes simples les dossiers compliqués ». Il était aussi respectueux de ses adversaires. Relire les comptes rendus d'Assemblées Générales est, à ce propos, fort instructif : c'est Piaget qui obtient le calme lorsque le délégué CGT se fait huer par la salle.
Personne n'osera jamais l'insulter publiquement (quand le patronat discrédite Lip, il parle du « porte-parole manipulé », de l'influence néfaste du « conseiller dominicain », un peu comme aujourd'hui on ironise sur le confesseur Walesa). Lors des élections présidentielles de 1974, l'extrême gauche soutient la candidature de Piaget et envoie à Palente les ténors parisiens : Geismar, Krivine, et un proche de Jean-Paul Sartre. Piaget accepte. Cette entrée dans l'arène politique sera le symbole de la révolte ouvrière et d'une autre gauche. Après qu'Edmond Maire ait eu le tact de déclarer « qu'il faut être compétent pour être président », relayé en ce sens par Michel Rocard, Piaget a renoncé. Ce n'est pas un général qui observe la bataille de loin : il est à la pointe du combat. Il est toujours là, dans toutes les décisions, toutes les négociations, toutes les actions. Avec d'autres, il sillonne la France pour expliquer le conflit et se rend également à l'étranger. Lorsqu'en janvier 1974, après des mois d'errance, il prend quelques jours de repos, il rentre précipitamment de son voyage de peur que Palente ne le soupçonne de désertion. En octobre 1977, lors de la coupure de gaz de l'usine occupée, on voit Piaget à la tête de la chaîne humaine qui, mains nues, tente ridiculement d'opposer une résistance passive aux matraques de la police bisontine.

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Je n’en peux plus
Pendant dix ans, Piaget a consacré sa vie à Lip. Après le redémarrage de la coopérative, en plus de son travail d'atelier, Piaget assume des fonctions très importantes : membre du conseil de surveillance, il était constamment consulté par le directoire. Il emportait des dossiers chez lui le week-end. L'an dernier, fatigué, il a décidé de se consacrer uniquement à l'atelier. « Ils l’ont tué », nous a dit l’un de ses amis. Lui-même, récemment, dans la seule interview qu'il ait accepté de donner depuis des années (dans LIP-Unité), il tient des propos amers : « Une des raisons pour lesquelles j'ai tout arrêté, c'est que je me sentais au bord de la dépression. J'ai ressenti le moment venir quand la résistance nerveuse allait s'effondrer ». « Aujourd'hui, je n'en peux plus et j'ai dû arrêter, d'autant plus qu'on finit par faire et proposer des conneries ». « Ça fait dix ans qu'on est sur la brèche, à des degrés divers et on y laisse des plumes ». Et d'évoquer la mort de sa femme il y a un peu plus d'un an et le sentiment tragique de n'avoir pas pu suffisamment consacrer de temps à la vie familiale.
Dans cette interview, Piaget est pessimiste sur l'avenir de Lip, mais formule quelque espoir dans le nouveau directeur, après avoir brocardé le syndicat CFDT de LIP. Il lui reproche de poser des revendications de type classique sans tenir compte qu'une coopérative, selon lui, justifie un syndicalisme différent. En décembre dernier, une grève d'une demi-journée a été lancée sur les salaires. Piaget n'a pas supporté : « Cette attitude me fait un peu mal dans la mesure où je me demande parfois si nous n'en sommes pas un peu responsables. Peut-être que d'avoir poussé à une rigueur sur le plan économique a eu comme conséquence de rompre le dialogue et la réflexion ? ». Il est vrai que Piaget n'a cessé de prôner l'austérité, compte-tenu d'un mode de vie personnel plutôt ascétique. Selon certains, il aurait même négocié des contrats pour Lip inférieurs au coût de revient pour être sûr de les obtenir. Aujourd'hui, il s'éloigne : il vient de prendre sa pré-retraite. Il reste pourtant tout près puisqu'il demeure... à trois cents mètres de l'usine.
« Au risque de paraître ridicule, j'ai quelquefois envie de trouver autre chose, un autre boulot, avant de m'arrêter, qui me permette encore de vivre quelques succès et non de rester sur l'impression d'un demi-échec. Me battre à nouveau et réussir. Rêve un peu fou qui est, je crois, au cœur de l'homme ».
[YF, L’Estocade, revue franc-comtoise, septembre-octobre 1983]

. Dans L’affaire Lip, Donald Reid révèle qu’en 1959, Piaget, militant de la CFTC (qui deviendra CFDT en 1964) se voit offrir par la CGT un voyage à Moscou. La fédération métallurgie de la CFTC s’y opposa, prête à le sanctionner s’il accepte, mais la section Lip (déjà bien réfractaire) le soutint. A son retour d’URSS, Piaget est invité par la CGT pour rendre compte de son voyage, mais elle se rétracte quand il lui confie la teneur de son témoignage.
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Le texte ci-dessus, qui date de 1983, est inclus dans la série d'articles que j'ai publiés en avril dernier dans l'édition Mediapart intitulée 1973, année charnière : une rétrospective collective. Soit l'équivalent de 60 pages sur la lutte exemplaire et historique des Lip. Je racontais entre autres ma rencontre avec Charles Piaget en septembre 1972, quelques mois avant que ne débute l'épopée des Lip, lors d'une ENO (école normale ouvrière) de la CFDT dans le Haut-Doubs. J'espérais le revoir prochainement, le 22 novembre, lors d'une rencontre organisée à Besançon avec plusieurs acteurs de cette lutte.
1973 : le combat historique des Lip
. Une lutte spectaculaire (1973-1976). Charles Piaget, leader charismatique.
. La réalité dix ans plus tard. Les coopératives. Témoignage de Dominique Bondu.
. Lip : je me souviens. Et témoignage de Gérard Jussiaux.
. Les pérégrinations de la marque Lip et son passage dans le Gers.
. L’affaire Lip, par Donald Reid. Autres ouvrages.
Billet n° 764
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