Pour faire passer la pilule des économies à faire pour 2026, à hauteur de 43,8 milliards d’euros, Catherine Vautrin, à la tête d’un ministère tentaculaire (du travail, de la santé, des solidarités et des familles), vient de déclarer au Parisien (2/08) qu’elle a prévu un projet de loi pour lutter contre la « fraude sociale » qu’elle évalue à 13 milliards [Md€]. François Bayrou, premier ministre, à la mi-juillet, en présentant son plan d’économies afin de réduire le déficit public avait évoqué la fraude aux aides publiques. Vautrin dit, elle, que « la fraude sociale est une trahison de celles et ceux qui cotisent pour financer notre modèle social ». C’est tellement évident que l’on est incité à chercher s’il n’y a pas anguille sous roche.
En mai 2023, le ministère de l’économie et des finances avait déjà lancé un plan de lutte contre la fraude sociale : il devait y avoir un redoublement des contrôles des entreprises, et une plus grande détection des abus sur les prestations de santé soit 500 millions [M€] à récupérer et des allocations sociales (3 Md€ à récupérer, en réalité sans savoir quel est le montant détourné). A cette date, le coût de la fraude sociale était évalué à 11 Md€ (dont 2,8 Md€ sur les prestations versées par les caisses d’allocations familiales). Si la fraude est aujourd’hui de 13 Md€, soit les contrôles annoncés n’ont pas été faits, soit la fraude s’est démultipliée, soit, plus vraisemblable, les chiffres sont lancés au doigt mouillé. Ce que l’on sait avec certitude c’est que la fraude détectée, avec sommes recouvrées, par les Caisses d'allocations familiales (CAF), a été de 450 M€ en 2024 (soit 0,45 % des prestations versées). Sans qu’il soit possible de l’avancer avec certitude, officiellement la fraude estimée serait de moins de 3 % (ce qui rejoint le chiffre évoqué plus haut : 2,8 Md€). Or d’où sort ce chiffre de 3 %, sinon d’une extrapolation à partir de quelques dossiers contrôlés ? La Cour des comptes, dans le passé, invoquait le chiffre de 1 % (ce qui correspondait grosso modo à ce que des professionnels de terrain évaluaient, sans en être certains).
Si la fraude en général est difficile, par définition, à évaluer, celle dit sociale (sur prestations) l’est davantage car la CAF, par exemple, a effectué 30 millions de contrôles au cours de l’année 2024 : cela fait des décennies que les spécialistes ont constaté qu’aucun secteur n’est autant contrôlé (et j’ai professionnellement été amené à le constater). Et ce à cause de l’utilisation idéologique de la précarité : c’est bon pour certains politiques d’agiter le hochet de la lutte contre la fraude sociale, nombreux citoyens se réjouissant davantage qu’on contrôle le voisin au RSA que le milliardaire qui n’habite pas sur le même palier et qui place ses royalties dans un paradis fiscal. C’est bien pourquoi la communication gouvernementale (ou politique : Renaissance, LR, RN, Reconquête) tient à parler de fraude sociale car le commun des mortels voit surtout dans ce terme la tricherie des petites gens plutôt que celles des professions libérales, des employeurs embauchant au noir (Le Figaro lui-même annonçait en janvier 2024 que le travail au noir était un fléau à plus de 10 Md€, soit, ce qu’il ne précisait pas, l’équivalent du budget total du RSA versé à deux millions de foyers démunis). Or quand les plus démunis fraudent c’est soit parce que le système est compliqué, soit parce qu’ils essayent d’améliorer l’ordinaire (sur des dérapages relativement minimes), soit des erreurs qui leur sont attribuées alors que ce sont bien souvent les organismes sociaux qui se sont trompés (il s’agit alors d’indus). Le contrôle prévu sur les patrimoines (les caisses de Sécurité Sociale ayant bientôt accès aux donnés sur les biens immobiliers, comptes bancaires et assurances-vie) est un élément nouveau qui, pour la grande majorité des bénéficiaires d’allocations ou aides sociales, ne donnera pas grand-chose car d’expérience on sait que les patrimoines (déjà pris en compte à 3% comme ressources complémentaires) sont rares ou faibles. Il en est différemment dans le cas d’escroqueries [voir plus loin].
Pour ce qui est du chômage, il y a une différence entre un abus ou une erreur qui porte sur une faible somme et la perception sur la durée d’un revenu non déclaré en sus du chômage. Quand il s’agit de faux déplacements de transports sanitaires ou de trafiquants de drogue qui perçoivent le RSA (le gouvernement veut les taxer), alors, quitte à me répéter, il ne s’agit pas de fraudes mais d’escroqueries. Mais le terme fraude sociale continuera à être utilisé car il importe politiquement de tout mélanger. Cette présentation est bien plus efficace que de reconnaître que la "fraude sociale" (allocations et aides sociales), peut-être autour de 2 Md€, est nettement inférieure au non-recours (prestations non demandées car procédures trop complexes ou ignorance des droits) qui a longtemps été établi à 5 Md€, sans parler de l’erreur dans la branche famille de la Sécurité sociale pointée par la Cour des comptes l’an dernier : 5,5 Md€ , versements indus ou prestations non versées, à tort, qui ne seront jamais régularisés. Là encore, produire un tel chiffre, énorme, qui superpose indus et non versements en dit long sur ce que les bureaucrates qui produisent ces statistiques perçoivent de ce que cela signifie pour les personnes concernées. Que l’on comprenne bien : des prestations non versées (apparemment estimées à 1,6 Mds par la Cour) ne sont pas les prestations non demandées (sans doute 5 Md€ comme dit ci-dessus) mais des prestations qui, bien que sollicitées, n’ont pas été versées aux familles, soit pas du tout, soit à un montant inférieur à ce que prévoient les textes. Pourquoi si peu communiquer sur ce sujet ?

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. sur Social en question :
La haine des pauvres a pignon sur rue, 23 décembre 2024.
Si le racisme a pignon sur rue dans bien des médias, il en est de même de la haine des pauvres. Le problème n’est pas seulement que des propagandistes, aux idées contraires aux valeurs de la République, qui font métier d’attiser le rejet de l’autre, aient droit de cité dans le débat public, mais que leurs affirmations farfelues ne soient que très rarement contestées.
Les oripeaux des réactionnaires, 11 octobre 2024.
Plusieurs courtes chroniques : Barnier et la fraude sociale, l’« équilibre » médiatique, la France ubérisée de Macron, la brutalité de l’action sociale envers les usagers, mais aussi le Collectif Alerte démontrant qu’il faut investir pour lutter efficacement contre la pauvreté.
RN : retour à la stigmatisation des pauvres, 19 juillet 2024.
Le Rassemblement National, qui ciblait surtout les immigrés, repart dans une chasse aux pauvres qu’il avait un temps, tactiquement, mise au rancart. Revient avec insistance une phraséologie autour de la fraude sociale et de l’assistanat. Outre la désignation de boucs émissaires, il s’agit plus généralement de saper les fondements de notre protection sociale.
Manipulation habituelle sur la fraude fiscale et sociale, 22 mars 2024.
La communication du premier ministre sur la fraude fiscale et la fraude sociale s’inscrit non pas dans un souci louable d’une bonne tenue des comptes publics mais dans le but indigne de désigner à la vindicte ceux qui ne travaillent pas, qui touchent des allocations et, selon lui, ne respectent pas les règles au détriment de la classe moyenne.
Fraude sociale et immigration, 3 novembre 2021.
L’extrême droite, la droite extrême et une droite qui s’extrêmise surfent sur l’immigration et la fraude sociale. Resurgissent les discours sur l’assistanat dans une surenchère qui constitue un véritable trouble à l’ordre public. Et autres petites chroniques.
Fraude sociale, suite, 28 septembre 2020.
Une commission de l’Assemblée nationale publie un énième rapport sur la fraude sociale. Malgré les tentatives d’une droite extrême d’instrumentaliser la question, ces rapports, qui cherchent manifestement à contrebalancer tout ce qui se dit et s’écrit sur la fraude fiscale, ne parviennent pas à présenter une situation catastrophique.
Cour des comptes : un rapport mesuré sur la fraude sociale, 9 septembre 2020.
Tandis que plusieurs médias cherchent à dramatiser le constat de la Cour des comptes, celle-ci publie un rapport qui tend plutôt à contrer, sans le dire explicitement, la propagande menée par une partie de la droite et de l’extrême-droite contre d’éventuels abus aux droits sociaux.
Fraude sociale : la propagande de deux parlementaires, 4 septembre 2019.
Dans un contexte d’attaques en règle contre notre système de protection sociale, deux parlementaires de droite lancent à la cantonade que la fraude sociale serait un véritable fléau. Sans chiffrage, répétant de vieilles rengaines de l’extrême-droite, sans doute pour minimiser la fraude fiscale. Et les médias dominants s’en gargarisent.
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. tribune dans Le Monde :
"Les véritables fraudeurs ne sont pas les bénéficiaires des prestations sociales", YF, 16 novembre 2011
Encore un effort M. Wauquiez. Au stade où nous en sommes, il ne reste plus qu'à annoncer la suppression de la CMU.
Billet n° 875
Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Parcours et démarche : ici et là. "Chroniqueur militant". Et bilan au n° 700 et au n° 600. Le plaisir d'écrire et de faire lien (n° 800).
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