18 mai 2018

Les dirigeants du PC, après avoir tiré en vain à boulets rouges contre le mouvement étudiant, voient maintenant les usines se lancer dans la grève, le plus souvent sous l’impulsion des ouvriers les plus jeunes et indépendants des bureaucrates. Le PC a déjà perdu sa base dans la jeunesse. Il lui faut protéger l’essentiel son poids et électoral, son assise dans la classe ouvrière. Après un long comité national extraordinaire le 17, la CGT décide de chevaucher le tigre, en refusant toutefois le mot d’ordre de grève générale incompatible avec le crétinisme parlementaire du PC. La FEN fera pire et mieux en même temps. Elle lance la consigne de grève générale le 22 mai, alors que les lycées sont en grève dès le 18 mai…A la différence de la CGT, la FEN n’a pas le pouvoir d’enrayer la machine à sous capitaliste.
Le 18 mai est un samedi, mais on travaille souvent le samedi ou un sur deux. La vague de grèves atteint les Houillères du Nord et du Pas-de-Calais (16 000 salariés). Le matin, le nombre de grévistes approche du million. A Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), les éboueurs de la SITA (enlèvement des ordures) arrêtent aussi le travail, de même que les 2 800 salariés de l’Imprimerie Lang. Les postiers et le personnel du trafic aérien de même. A propos de la Poste (alors les PTT), dès le 18 mai, la direction lance la police expulser la centaine de grévistes du centre de télécommunications du 2e arrondissement (Bourse…). Le port de Rouen est totalement paralysé par la grève des dockers - environ 1.600 - et par la grève du personnel du port autonome dont les effectifs s'élèvent à 1.800 agents. Tous les secteurs industriels sont touchés mais également les banques et les assurances, les administrations. En fin de journée, les grévistes sont 2 millions. En cinq jours, le pays sera totalement paralysé.

Ce samedi soir est aussi une fête pour des milliers de femmes. C’est la date du démarrage de la grève aux Chèques Postaux, la plus grande concentration de femmes au travail, en tout cas à Paris. 13000 femmes y subissent des cadences mécanographiques infernales, avec petits chefs méprisables, dans deux centres, rue des Favorites et boulevard de Vaugirard, Paris XV.

Les 2 millions de comptes gérés à Paris-Chèques sont bloqués. La revendication, face à la « double journée de travail » des femmes, est la réduction du temps de travail, alors de 42 h. Les négociations suite au refus des conclusions de Grenelle arracheront un samedi libre sur deux, la suppression d’un retour par mois, lui-même réduit d’une heure. Total sur la quinzaine, la semaine hebdomadaire sera ramenée à 37 h15. D’où création d’emplois. Une employée des Chèques Postaux, Gisèle Moulier a livré un témoignage passionnnant sur cette lutte. En voici de larges extraits:
« Dans la nuit du 18 au 19 mai, réunis en assemblée générale, les gars de la nuit ont décidé la grève et la fermeture des grilles pour informer le personnel qui prend le service à 7h30 le matin…La grève est votée à main levée…Dans la matinée le chef du centre, responsable de l’immeuble, est destitué de son rôle par l’intersyndicale qui lui fait savoir que désormais il est sous son contrôle. Un groupe de grévistes est désigné pour garder l’entrée de son appartement…
Quand les militantes, toutes organisations syndicales confondues, expliquent dans les services que c’est le moment de faire aboutir les revendications qui jusque là se sont heurtées au mur de la Direction, c’est : « Vous voulez couler les Chèques postaux, la réduction du temps de travail, c’est impossible », quasiment l’utopie du siècle. Pourtant, beaucoup se laissent convaincre et l’idée de la grève gagne rapidement du terrain.
Des cadres zélés tentent en vain d’empêcher les discussions. Ce jour là, le sempiternel taisez vous mesdames ! ne marche plus : même celles qui sont contre la grève n’arrêtent pas de parler ! Les syndicalistes font le tour des services pour expliquer pourquoi il faut rejoindre le mouvement. Les cadres qui essaient de leur refuser l’entrée du service se rendent très vite compte qu’ils sont isolés et abandonnent la partie…
Pendant ce temps, au comité de grève, d’autres militants se posent le problème de la popularité du mouvement et de la nécessité de ne pas nuire aux personnes les plus en difficultés : par exemple payer les retraites, les pensions aux handicapés. Décision est prise de maintenir un guichet ouvert aux « à vue » rue des Favorites, qui sera tenu à tour de rôle par des grévistes, et cela tant qu’il y aura des fonds en caisse. Tous les matins jusqu’à l’occupation des locaux, il y aura assemblée générale dans la rue, jusqu’à 8 heures…
Au fil des jours, la grève s’organise, avec entre autres le piquet de grève au changement de brigade de 12 heures, dit aussi « mur de la honte » : les non grévistes doivent rentrer devant une haie de militants et de grévistes pas très psychologues. Les hommes sont les plus agressifs, certains d’entre eux jettent des pièces de monnaie aux filles qui rentrent. Cela sans chercher à discuter. Les raisons pour lesquelles certaines filles ne font pas la grève ne renvoient pas uniquement au fait de ne pas vouloir perdre de l’argent, ou par positionnement politique contre la grève. Pour quelques unes c’est l’interdiction formelle du mari, la grève ça ne se fait pas pour une femme. Pour d’autres, mariées à des postiers, c’est un certain partage des rôles : « mon mari fait grève au centre de tri de Paris-Brune, on ne peut pas faire la grève à deux », c’est elle qui vient bosser et qui se paye le piquet de grève. D’autres encore élèvent seules un enfant et sont dans l’angoisse du lendemain, elle vont travailler même si elles préféreraient être dans le mouvement. Les attitudes agressives ravalent les femmes à une condition non seulement de femme mais de prostituée. Le piquet de grève est donc un moment de tension, non seulement entre grévistes et non grévistes, mais aussi entre grévistes aux conceptions différentes…

Bizarrement les clivages syndicaux ont l’air d’avoir disparu pour un moment. Ce qui prime, dans l’ambiance générale, c’est le grand plaisir de jouer un bon tour à nos grands chefs qui nous prenaient jusque là pour des gamines relativement inoffensives, mises à part quelques fortes têtes. Bien sûr ils pensent : « elles sont manipulées par les syndicats », et certains des plus radicaux contre la grève espèrent reprendre rapidement tout ça en main. La CSL (confédération des syndicats libres) jouera son rôle contre le mouvement, un syndicat « jaune » et un peu fasciste c’est dans ces moments-là que c’est utile. Si les archives syndicales n’ont pas gardé beaucoup de traces de Mai 68 aux Chèques postaux, il en est qui en ont gardé un souvenir cuisant : nos directeurs et chefs de centre qui ne pensaient pas que ça pouvait leur arriver à eux, une grève avec occupation des locaux, habitués qu’ils étaient à considérer les femmes comme quantité négligeable. Ils ont été extrêmement choqués de l’attitude « de leurs petites femmes si gentilles » en temps normal.

A l’entrée du bancaire, le fameux service disciplinaire, le chef de division tenta, un jour de plus, un jour de trop, de faire régner sa terreur habituelle : « Mes femmes ne sortiront pas ! », dit-il avec son autorité toute militaire. Il n’avait pas compris le changement brutal qui s’était opéré. Les filles s’échappèrent au cri de « Liberté au bancaire ! », et pour une fois c’est lui qui passa un sale quart d’heure. Ce jour là, les filles qu’il humiliait chaque jour, qu’il rabaissait à chaque occasion, que parfois il insultait, se ruèrent sur lui, criant leur détestation : non il n’a pas le droit de les traiter ainsi, il faut qu’il paye un jour ! Les militants syndicaux furent obligés d’intervenir pour protéger ce monsieur, et éviter son lynchage. Certains des militants politiques sont réticents à l’occupation, ils attendent la prise de parole du Général De Gaulle. Un groupe de filles très déterminées va imposer l’occupation, avec l’accord des militantes de la CFDT. Un beau soir, après la sortie d’une poignée de non grévistes, l’occupation des locaux est donc décidée… C’était l’occupation, on était chez nous, sans les chefs. On va y passer les nuits et les jours. L’occupation est organisée par le comité de grève, on s’installe, on invite des chanteurs, on parle, on se parle jusqu’à plus soif, on fait connaissance, alors que toute l’année on travaille dans des services voisins, on ne se connaît pas. Maintenant on a le temps de se parler, on est ensemble, sans le mur de la hiérarchie, sans les cloisons des « divisions ». Le soir à la cantine les talents s’expriment, les uns disent des poèmes, les autres chantent et puis on tient les « positions », d’abord le bureau du chef de centre responsable du bâtiment, ensuite le standard…
Il y a tous les jours la cantine à faire tourner, sans machine à laver la vaisselle. Il faut se taper les 300 couverts à laver chaque jour. On a à coeur de tenir les locaux propres, il y a aussi la corvée balayage. Mais tout ceci se fait dans la bonne humeur entre deux réunions, c’est du travail, mais pas vraiment. Au coeur de ce mois de mai aux chèques, une revendication centrale, une préoccupation partagée, un objectif qui va de soi , qui est présent depuis des années, qui a fait l’objet de toutes les mobilisations, qui a été élaboré au fil du temps : la réduction du temps de travail ! Cela c’est la suite… »
Le même jour…
- La CGT propose une rencontre à la FGDS qui refuse.
- Voix Ouvrière, le PCI et la JCR annoncent la formation d’un Comité de coordination entre ces trois organisations.
- 3000 personnes manifestent avec l’extrême droite (Occident et Action Française) sur les Champs Elysées. Ils le feront presque tous les jours, avec l’assentiment de la police, jusqu’au soutien le 30 Mai à la grande manifestation orchestrée par le Service d’Action Civique, les Comités de Défense de la République et autres maffieux.
- L’Union des Syndicats de Police annonce: « un climat d’extreme tension existe actuellement dans la police nationale »
- L’université de Strasbourg se déclare autonome.
- Vietnam : Le premier ministre du gouvernement pantin sud-vietnamien, Van Loc est destitué de ses fonctions. C’est le résultat du heurt entre le président Van Thieu, proche des positions américaines, et le vice-président ultranationaliste Cao Ky.
- USA : Manifestations dans de nombreuses universités américaines. A Berkeley, des milliers d’étudiants expriment leur solidarité avec 866 étudiants qui ont refusé de partir pour le Vietnam. La Columbia est occupée, afin de protester contre la réquisition d’un terrain de jeux pour enfants noirs.
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50 ans plus tard…
- Mai 68 côté Police - Le Moment Maurice - vidéo
- Mai 68 à Renault Billancourt : comment la grève et l’occupation ont commencé
- Ce samedi à Toulouse, le NPA fête les 50 ans de mai 68
- Mai 68, tout changer (8) : "Les barricades ont été une idée spontanée de génie" (Philippe Mussat, 22 ans, étudiant à Paris, militant à la JCR)
- Mai 68, tout changer (7) : "On a montré que c’était possible" (Dominique Pierre, 18 ans, lycéenne à Rouen)
- Dix affiches pour raconter les événements de Mai 68 - Alternatives Économiques
- Pendant Mai 68, ces lieux qui ont tentél'autogestion (4/5) : aujourd ...LCI
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- Mai 68 : l'unité entre la CGT et la CFDT mise à mal - Le Progrès
- Mai 68 : la révolution de la psychiatrie- The Conversation
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La série « 1968 »
- Première partie « Mise en jambes »: 36 articles à consulter ici
- Deuxième partie couvrant Mai et Juin, « La plus grande grève générale en France »
Articles déjà publiés
- 1 Mai 68: la combativité ouvrière est confirmée
- 2 Mai 68: Nanterre est fermé
- 3 mai 68: les cinq erreurs du préfet de police Grimaud
- 4 Mai 68: Heurts et malheurs de "Groupuscules dirigés par un anarchiste allemand"
- 5 mai 68: un dimanche pas comme un autre
- 6 Mai 68: « Libérez nos camarades »
- 7 mai 68: L'Assemblée nationale, l’Elysée ? Du théâtre, du cinéma !
- 8 mai 68: « L’Ouest veut vivre »
- 9 mai 68 : les travailleurs de la Wisco, premiers occupants victorieux
- 10 mai 68: « Nuit des barricades »
- 11 mai 68: Pompidou à la manoeuvre
- 12 mai 68 : joyeusetés de la parano policière
- 13 mai 68: si les étudiants ont pu, les travailleurs peuvent plus encore
- 14 mai 68: La journée d'action ne s’arrête pas comme prévu…
- 15 mai 68: Renault Cléon entre en action
- 16 mai 68: Billancourt et tout Renault basculent
- 17 mai 68: avec les cheminots, la grève générale sur les rails
- La Troisième partie, « Bilans et secousses », qui comptera plus de 25 d’articles, commencera le 1er Juillet.
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