10 mai 68: « Nuit des barricades »
- 9 mai 2018
- Par Jean-Marc B
- Blog : Le blog de Jean-marc B
10 mai 2018
Vers 22 heures, Geismar échange avec le vice-recteur sur Radio-Luxembourg, et Sauvageot avec le recteur sur Europe n°1. Mais le recteur se déclare incompétent pour libérer les étudiants condamnés. Cohn-Bendit, autorisé avec trois professeurs et trois étudiants à pénétrer dans la Sorbonne, lance la consigne d’occuper le Quartier latin, mais sans attaquer les forces de police. Mais les tractations n’aboutissent pas.
Des responsables de tout le mouvement sont présents. Les journalistes remarquerons entres autres, de nombreux JCR comme Alain Krivine, Daniel Bensaid ou Hervé Chabalier, du 22 Mars comme Daniel Cohn-Bendit, de l’UNEF, des ex-UEC ou de l’Internationale situationniste comme René Riesel ou Guy Debord. Exceptions importantes: les dirigeants maoïstes et ceux de la FER. Ces derniers sortent d’un meeting et arrivent jusqu’aux barricades avec un demi millier de militants, mais ils déclarent qu’il s’agit d’une provocation et appellent à aller se coucher. Tous n’iront pas se coucher...
"Ils ont tout ramassé
Des beignes et des pavés
Ils ont gueulé si fort
Qu'ils peuvent gueuler encore
Ils ont le coeur devant
Et leurs rêves au mitan
Et puis l'âme toute rongée
Par des foutues idées ».
Soudain attaqué, à 2 h 15, par les forces qui le cernaient, le quartier se défend plus de trois heures, perdant toujours du terrain dans l’ouest et résistant jusqu’à 5 heures 30 aux abords de la rue Mouffetard, au prix de voitures incendiées, rues dépavées, vitrines brisées, des centaines de blessés. Sur soixante barricades, seules une vingtaine, très solides permettent une défense prolongée, et à l’intérieur d’un périmètre restreint. L’armement est improvisé, et surtout l’absence d’organisation interdit de lancer des contre-attaques victorieuses.
Maurice Grimaud, Préfet de police, fournira le lendemain samedi 11 mai dans la matinée le bilan policier des émeutes: 367 blessés recensés dans les hôpitaux dont 251 du service d’ordre et 102 étudiants. Sur ces 367, 54 sont hospitalisés dont 4 étudiants et 18 policiers dans un état très grave. 460 interpellations ont été faites, 61 ont visé des étrangers – 63 personnes interpellées seront déférées à la justice – 26 étudiants – 3 lycéens, le reste, 34 personne ne sont pas des étudiants. Il annonce aussi 125 voitures détériorées, dont 63 incendiées, des rues dépavées. Parmi les personnes interpellées, selon les fiches des RG, on trouve Evelyne Pisier, future universitaire, Patrick Topaloff («meneur de jeu à Europe n° 1»), ou celui qui deviendra garde des Sceaux de François Mitterrand, Michel Vauzelle.

La semaine "des barricades" du 6 au 13 mai 1968 vue par les Actualités Françaises:
Quelques témoignages
Voici extrait d'un récit de Daniel Bensaid:
Au petit jour, nous nous sommes retrouvés, avec Alain Krivine et un quarteron de rescapés exténués, les yeux rougis et larmoyants, dans la cour de l’ENS d’Ulm. Quelques normaliens maoïstes qui étaient partis, la veille au soir, se coucher en dénonçant cette tocade de « jardinage petit-bourgeois » émergeaient tout penauds de leurs rêves écarlates. Mai 68 avait commencé. »
Voici les extraits du témoignage non pas d’un militant organisé, mais d’un lycéen de 20 ans de Rocroy, institution privée catholique, solidaire du mouvement contre la répression sauvage de la police:
Alors, de guerre lasse, et l’expression en l’occurrence est bien choisie, nous aidâmes à la construction de barricades dans le seul but de nous protéger. Moi, sans l’avoir voulu expressément, j’étais à peu près en habit de circonstance ; depuis le début de l’année scolaire, à ma tenue de « minet », blazer noir cintré et pantalon en tweed made in England, s’était substituée la « tenue beatnik » : jean en velours kaki serré en bas, rangers et treillis d’occasion de l’armée américaine, acheté trois sous aux Puces. Je trouvai un foulard pour me mettre sur le visage, mes yeux commençaient à pleurer à cause des grenades qui, pour l’instant, ne tombaient pas sur nous. La première barricade était tenue par les anarchistes, des pros qui savaient se battre et surtout, au contraire de nous, n’avaient pas peur. Mais on se doutait bien qu’ils ne tiendraient pas longtemps. Alors on s’activait, on se passait les pavés en faisant la chaîne et inutile de dire que si on a tendance à crâner après coup, dans l’immédiat, c’est la frousse, une frousse comme on a rarement connu, qui nous faisait nous activer.
Et puis, tout se précipita, la première barricade céda, la deuxième ne tarderait pas à suivre, ce serait ensuite notre tour. On décida tous d’aller se réfugier dans la Sorbonne le plus rapidement possible. Les lourdes portes de bois étaient verrouillées et nous poussions dessus jusqu’à ce qu’enfin on nous ouvrît. Il était moins une, les CRS étaient déjà là. Mais nous avions eu le temps de nous enfermer. Ils lancèrent quand même quelques grenades par-dessus les hauts murs de la faculté qui tombèrent dans la cour, là où étaient allongés, sur des brancards, les nombreux blessés. Nous entrâmes rapidement à l’intérieur des bâtiments car l’air dehors était devenu irrespirable.
Nous y découvrîmes toute une organisation destinée à tenir un siège, une cantine improvisée nous permit d’avoir un bol de soupe. Nous n’avions plus qu’à aller nous asseoir dans un amphithéâtre en espérant que la police n’entrerait pas. Je vous laisse imaginer l’angoisse des parents qui savaient où nous étions. Ma mère avait même appelé le cardinal Marty, l’archevêque de Paris. Elle ne put joindre que ses services mais, comme tout le monde l’appelait, il intervint directement pour que la police cesse et nous laisse partir.»
Voici un extrait du témoignage d’une étudiante en histoire à la Sorbonne-Censier (Paris), encore moins politisée ce 10 mai, coincée dans son pensionnat de bonnes soeurs de la rue Gay-Lussac pendant toute cette « nuit des barricades »:
Enfin les Témoignages sur la sauvagerie policière, extrait du documentaire Mai 68: La belle ouvrage
Le même jour…
- Des manifestations se déroulent également dans la violence à Bordeaux, Lyon, Strasbourg, Grenoble, Toulouse ou Lille
- 3000 lycéens paralysent Montauban, ville natale de Daniel Cohn-Bendit…
- L’ORTF interdit à ses journalistes de couvrir les évènements
- Arrêts de travail dans les usines Sud-Aviation de Nantes et Rennes
- Italie: La faculté de Lettres de Pavie est évacuée après 43 jours d’occupation. La veille, 5 étudiants avaient été dénoncés pour violence contre le recteur. A Pérouse, le recteur fait dresser le drapeau à mi-hampe afin de protester contre la violence des étudiants. Sur l’initiative de l’ANAC, se constitue à Rome, un Comité national contre la répression. Pier Paolo Pasolini adhère aussi au Comité, qui participe à la manifestation nationale du mouvement à Pise. Malgré sa fameuse poésie sur Valle Giulia.
- Grèce : Le leader grec de gauche Giorgio Tsarouha meurt à Salonique, juste après son arrestation, officiellement d’une crise cardiaque. Pour l’opposition, il s’agit en revanche d’un homicide. Tsarouha avait déjà été violemment frappé par les fascistes en 1962 au cours de l’agression qui avait provoqué la mort de Lambrakis.
- Vietnam : Ouverture de la Conférence de Paris entre les Etats-Unis et le Vietnam du Nord.
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50 ans plus tard....
- 8 mai 68: « L’Ouest veut vivre »
- 9 mai 68 : les travailleurs de la Wisco, premiers occupants victorieux
- Entretien d’Alain Krivine dans le Dauphiné
- Mai 68 chez Lip à Besançon
- 1968 : un « moment global », l’engagement d’une génération militante- ROUSSET Pierre
- La réalité s’invite à la commémoration de Mai 68 au théâtre de l’Odéon
- Face à Bourguiba : Quand le Mars 68 de Tunis devançait le printemps de Paris
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Articles déjà publiés dans ma série « 1968 »
- 5 Janvier 68: Dubcek accède au pouvoir en Tchécoslovaquie
- "Eh bien non, nous n'allons pas enterrer Mai 68", par A. Krivine et A. Cyroulnik
- 26 Janvier 68: Caen prend les devants
- 27 janvier 68: les lycéens font collection de képis de policiers
- 29 Janvier 68: Fidel écarte les dirigeants pro-soviétiques
- 31 janvier 68: Vietnam, l’offensive d’un peuple héroïque
- Mai 2018 : sous les pavés la rage, par Jacques Chastaing
- Mai 68 vu des Suds
- 6 Février 68: grand Charles et grand cirque à Grenoble
- 14 février 68: combat pour le cinéma
- 17-18 Février 68: La jeunesse européenne avec le Vietnam
- Mai 68 n’a pas commencé en mai, ni en mars, ni au Quartier Latin, ni à Nanterre
- 24 Février 68: Plate-forme commune FGDS- PCF
- 26 février 68: L'aéroport c'est déjà non, et au Japon
- 1er Mars 68: bataille romaine de Valle Giulia
- Mai 68: des conséquences "positives" pour 79% des Français
- 1968: le père De Gaulle et la tante Yvonne, ça suffit !
- 8 mars 68 : révolte étudiante en Pologne
- 11 mars 68 : les affrontements de Redon donnent le ton
- A retenir: le 23 Juin, colloque "Secousse et répliques de Mai-Juin 68"
- 15 Mars 68: Répression sauvage en Tunisie et rêverie dans Le Monde
- 16 mars 68: My Lai, un Oradour sur Glane perpétré au Vietnam
- 18 Mars 68: début du Mai sénégalais
- 20 mars 68: Karameh, une victoire de la Palestine
- 22 mars 68: Nanterre allume la mèche
- 25 Mars 68 à Honfleur: "Je n'avais pas vu ça depuis 36 !"
- 28 mars 68: à Rio l’assassinat d’un étudiant déclenche un mouvement de masse
- 4 Avril 68: Martin Luther King est assassiné
- Alerte à Versailles: 52 % des Français veulent un nouveau mai 68
- Merci Jacques Higelin, esprit de 68
- La grève générale de 36 et ses leçons
- 11 avril 68: attentat à Berlin contre Rudi Dutschke
- 17 avril 68: victoire politique sur les massacres du « Mé 67 » en Guadeloupe
- Ludivine Bantigny - 1968 : de grands soirs en petits matins - vidéo
- 25 avril 68: le mouvement prend son envol à Toulouse
- 29 avril 68: Shadocks contre Gibis
- 30 avril 68: Première Partie de la série « 1968 »: Mise en jambe
- 1 Mai 68: la combativité ouvrière est confirmée
- 2 Mai 68: Nanterre est fermé
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- 5 mai 68: un dimanche pas comme un autre
- 6 Mai 68: « Libérez nos camarades »
- 7 mai 68: L'Assemblée nationale, l’Elysée ? Du théâtre, du cinéma !
- 8 mai 68: « L’Ouest veut vivre »
- 9 mai 68 : les travailleurs de la Wisco, premiers occupants victorieux
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