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Billet de blog 2 mai 2018

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1 Mai 68: la combativité ouvrière est confirmée

N°38 de ma série "1968". La première manifestation du premier mai autorisée depuis 14 ans est un succès, à Paris comme en province. Elle confirme un haut degré de combativité de la classe ouvrière. Prochain article: 2 Mai 68: Nanterre est fermé.

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1 Mai 2018

Illustration 1

Pour la première fois depuis 1954, la manifestation du premier mai est autorisée, de la République à la Bastille. Le défilé commun CGT-PCF-PSU rassemble plus de 100 000 personnes, alors que la CFDT, la FGDS et la FEN refusent de s'y associer. Le SO du PCF tente en vain de maintenir les "gauchistes" à l'écart...

Ce premier mai, comme tout le mouvement de Mai-juin 68 s’inscrit dans un contexte international et culturel explosif décrit à foison dans la série « 1968 », mais aussi dans une période de luttes intenses contre l’exploitation.

 Le succès du premier mai n’est pas un hasard, pas plus que la grève générale deux semaines plus tard. Il est annoncé par la montée des luttes depuis des années, ce dont rendent compte beaucoup d’articles déjà publiés dans la présente série. En complément, regardons cette montée des luttes depuis janvier dans le secteur le plus important alors de la classe ouvrière en France: la métallurgie. 

 Depuis le début de l’année 1968, dans la seule région parisienne ont lieu 161 débrayages, avec des résultats cependant divers. Entre le 9 et le 24 janvier, les métallos CGT relèvent 13 grèves prolongées et 85 débrayages. A l’appel des Fédés des métallos CGT et CFDT, une journée nationale de luttes a lieu le 25 janvier 1968. Ce même jour elles adressent à l’UIMM un mémoire pour les salaires, la garantie des ressources et de l’emploi, la réduction du temps de travail, l’abaissement de l’âge de la retraite, et l’extension des droits syndicaux. Le rassemblement devant l’UIMM mobilise plus de 5000 délégués de toute la France. 

 Le 26 janvier, Caen se révolte toute la soirée contre les CRS qui ont attaqué les ouvriers en grève de la Saviem. Dans cette entreprise 25 % des ouvriers ont moins de 25 ans… Dans la semaine du 11 au 16 mars, manifestations massives: 10000 métallos à Lens le 11 mars pour le plein emploi dans le Nord et le Pas de Calais, 5000 à Douai, 3000 à Bruay, 2000 à Valenciennes. 

 En Ile et Vilaine, à Redon, 3000 métallurgistes débrayent de violents accrochages se produisent avec les CRS. Chez Luchaire (Orne) 90% des ouvriers se mettent en grève le 12 Mars contre les réductions d’horaires avec perte de salaire. Ceux des Forges de Gueugnon démarrent le 15 mars pour une augmentation de 40 centimes, un salaire mensuel garanti et une prime de vacances. En avril et mai 68, d’importantes manifestations pour l’emploi sont organisées dans les départements de l’Ouest et du Nord, dont nous rendrons compte dans un article qui sera posté le 8 mai.

Mais la France qui travaille, c’est beaucoup plus que la région parisienne, comme les mois de Mai et Juin vont le montrer. Ce 1er Mai, des défilés nourris ont confirmé dans tout le pays la volonté de se battre, y compris dans de petites villes et même villages. Regardons ce qui s’est passé dans la « France profonde ». Ce sera à Capdenac, 5000 habitants dans l’Aveyron, grâce au témoignage de Jacques Serieys, Lisez son récit sur son blog, vivant et passionnant bien au delà du premier Mai:

 30 avril 1968: lycéen sur Rodez, je retrouve à la sortie des cours deux jeunes travailleurs de notre groupe Le Pavé: René Duran et Francis Jouve. Nous prenons aussitôt la direction de Toulouse afin de participer aux Six heures pour le Vietnam.

Nuit du 30 avril au 1er Mai : Il est un peu plus de minuit lorsque la salle entonne le Chant des martyrs en hommage au Che Guevara, mort quelques mois plus tôt. Je me trouve alors au fond de la salle avec le Service d’ordre gardant la grande porte d’entrée côté Place Dupuy. A mes côtés Garcia et Perez, tous deux du Tarn.

 Nous avons donc commencé Mai 68 en chantant, pendant qu’un immense portrait du Che réalisé par notre copain aveyronnais Bertrand Gibert descendait majestueusement au dessus de la tribune :

"Vous êtes tombés pour tous ceux qui ont faim

Tous ceux qu’on méprise et opprime

De votre pitié pour vos frères humains

Martyrs et victimes sublimes.

Mais l’heure a sonné et le peuple vainqueur

S’étire, respire, prospère

Adieu camarades, adieu nobles cœurs

Adieu les plus nobles des frères. »

Vers minuit et demi, nous repartons de Toulouse pour Rodez dans la Deux Chevaux de Francis. Trois heures plus tard, nous voici arrivés. Je dors chez des copains.

 De bon matin, nous sommes à nouveau en route avec deux amis pour Capdenac où doit se dérouler une des manifestations prévues sur l’Aveyron en ce 1er mai 1968. A priori, c’est celle qui peut avoir besoin de renforts. Capdenac, 5000 habitants, une seule grande rue pour manifester, ce n’est pas Paris.

 A 10 heures, nous allumons le "transistor", petite radio qui va nous rendre de grands services pendant deux mois. A Madrid et Barcelone, pour la première fois depuis 30 ans de dictature franquiste, des jeunes commencent à manifester. Ils subissent aussitôt une répression sauvage des policiers et carabiniers. A Prague, pour la première fois sous la dictature stalinienne, des tchèques défilent en toute liberté pour renouer le fil du "socialisme réel" à celui de l’idéal socialiste.

 A Dong Ha, des Vietnamiens de notre âge, écrivent une nouvelle page héroïque du 1er mai. Face aux armes sophistiquées made in USA, face aux retranchements formidables, sous le feu terrible de l’aviation, ils montent à l’assaut des GI’s qui occupent leur pays. Serrant leur fusil, arme dérisoire, ils tombent l’un après l’autre. Jamais, ils n’accepteraient un tel sacrifice s’ils n’étaient persuadés de le faire pour libérer leur pays mais aussi pour contribuer à l’émancipation de tous les peuples opprimés, exploités et affamés du Tiers Monde.

 Certains 1er mai sont gonflés par le souffle de l’histoire lorsqu’une jeune génération, sans poids des défaites, sans complexe, reprend et porte haut le drapeau de la liberté, de la justice sociale, de la fraternité universelle.

 Mais nous ne sommes pas à Capdenac pour écouter le transistor. En arrivant au lieu de rassemblement, nous n’en croyons pas nos yeux: une foule nombreuse , dynamique, heureuse, chaleureuse emplit la salle des fêtes de minute en minute.

 Dans ces occasions, un réflexe se déclenche dans la tête de tout militant : comment expliquer une telle affluence ? les traditions ouvrières locales (en particulier chez les cheminots), l’unité syndicale réalisée, l’unité politique locale de la gauche pour les dernières municipales, l’excellent groupe local du PSU, les nombreux tracts distribués à la porte des entreprises et dans les boîtes aux lettres. En fait, nous ignorions l’élément central : nous sommes le 1er mai d’une année qui fait encore baver la droite du monde entier 48 ans après, 1968.

 A 10 h 20, Germes ouvre la séance en rappelant les sept revendications présentées en commun par les syndicats :

* augmentation des salaires

* semaine de 40 heures maximum de travail

* suppression des zones de salaire

* quatrième semaine de congés payés

* défense de la sécurité sociale

* garanties contre les licenciements et les emplois sans statut

* refus des compressions d’effectifs dans les services publics et entreprises nationalisées

 Roche (Force ouvrière) lui succède au micro pour lire la déclaration de son Union départementale: « Le 1er mai, c’est avant tout une journée de recueillement à la mémoire des militants ouvriers tombés pour que les travailleurs vivent mieux...Pour fêter le travail, il faudrait que ce dernier soit comme le clamait Jaurès "une fonction et une joie". Or, le travail, c’est présentement une servitude...Pour l’ouvrier, l’initiative est morte dans son travail, pour le paysan l’espérance est morte en sa besogne, pour le fonctionnaire l’intellectuel meurt. Quel est donc l’immonde crétin qui oserait fêter le travail en ces régimes capitalistes où pour vivre, les hommes se battent entre eux, se disputent les degrés de la hiérarchie par la ruse, l’âpreté au gain, par l’oppression des travailleurs…Non, le premier mai n’est pas un jour de fête. Tant que l’exploitation de l’homme subsiste, tant que la société est divisée en classes et les classes en castes, le premier mai n’est pas et ne peut être une fête. Même le jour de la révolution sociale où par la disparition du profit et par l’abolition du salariat, le travail sera libéré de l’exploitation, ce jour de mai rougi du sang des prolétaires ne saurait être sans insulter les Martyrs de Chicago, les enfants, les femmes, les hommes tombés lâchement assassinés par l’ennemi de classe à Fourmies et ailleurs, considéré comme un jour de fête légale".

 Après une telle introduction du syndicat considéré comme le plus modéré, le ton est donné. Les orateurs suivants vont poursuivre sur la même lancée : Denne pour le Syndicat National des Instituteurs, Lieutard pour la Confédération Française et Démocratique du Travail, Poux de la Confédération Générale des Travailleurs, enfin Ferrié, maire de Capdenac.

 Le président de séance met aux voix une "motion unitaire" reprenant les sept grandes revendications de la journée. Elle est votée à mains levées, dans l’enthousiasme.

 Que se passe-t-il ? ou plutôt : que va-t-il se passer en ce mois de mai 1968 ? Capdenac, joli site touristique au fin fond de la France, voit défiler une grande et belle manifestation du premier mai.

 Midi et demi: la manifestation est terminée. Nous retournons vite à la voiture pour allumer à nouveau le transistor. Nous sommes inquiets de la situation en Espagne: Franco a interdit toute manifestation pour ce premier mai et nous connaissons la dureté de sa police pour réprimer les républicains et les syndicalistes.

 Pour la première fois depuis la guerre civile, les ouvriers de Madrid ont manifesté pour ce premier mai. Des manifestations nombreuses mais limitées se sont déroulées aux cris de "Liberté" et "A bas Franco". Devant la brutalité policière, certains manifestants, notamment une centaine de femmes, ont lancé des pierres sur la police. Des "commandos" de jeunes ouvriers et étudiants ont ensuite organisé des opérations "éclair".

A Atocha, principale gare ferroviaire du pays, la police a chargé à plusieurs reprises des rassemblements ouvriers atteignant parfois 500 personnes qui criaient "Liberté" et "Dictature, NON" " Démocratie, OUI ». C’est aussi la première fois que des manifestations ont lieu dans un aussi grand nombre de villes espagnoles. A La Cruz de Los Caïdos, plusieurs colonnes dont une de 600 ouvriers ont été dispersées à coup de matraque. A Barcelone, 500 jeunes ouvriers ont manifesté sur la place de Catalogne avant d’être dispersés à coups de matraque avec une extrême violence" (compte rendu a posteriori d’après les journaux).

La façon dont nous vivions émotionnellement ces nouvelles d’Espagne peut difficilement être comprise quarante ans plus tard, alors que le franquisme est tombé. A l’époque, nous portions tous au coeur la blessure de la guerre civile, en particulier les républicains espagnols et leurs enfants si nombreux parmi les militants des comités d’action lycéens qui grossissaient de jour en jour. »

Le même jour…

  • Daniel Cohn-Bendit, Olivier Castro, Michel Pourny, Daniel Schulmann, Yves Fleischl, Jean-Louis Ploix, Jean-Pierre Duteuil et René Riesel, tous étudiants du "22 mars", sont appelés à comparaître le 6 mai devant la Commission des affaires contentieuses et disciplinaires de l'Université de Nanterre, sans notification officielle des motifs. 
  • L’information court que le mouvement fasciste Occident, qui le 26 avril a obtenu du doyen Pierre Grappin l'autorisation de tenir une réunion publique à Nanterre, va attaquer l'Université le 2 mai. Le tract des fachos affirme « Nous montrerons demain que nous sommes capables de nous opposer à la terreur rouge et de rétablir l’ordre avec les moyens qui s’imposent ». Dès la nuit, la faculté est mise en état d’autodéfense. Occident ne vient pas, mais la police si. Un bâtiment de la résidence est transformé en véritable "Fort-Chabrol" comme en 1899.
  • Lancement du journal La cause du peuple.
  • Au Moyen Orient s’élèvent des protestations dans le monde arabe, contre le défilé militaire annoncé par l’Israël pour le 2 mai dans la Jérusalem orientale, occupée après la guerre de juin 1967.
  • 1 740 000 manifestants (d’après la police) à Tokyo, contre la vie chère et contre la guerre du Vietnam. Un immense défilé anti-impérialiste avec les militants des Zengakuren, casques, grandes barres de bambou, drapeaux rouges en carré.
  • Le 1° mai, à Berlin, pour la première fois depuis de nombreuses années, 25000 personnes, dont de très nombreux jeunes travailleurs, participent à une manifestation dans les quartiers populaires.
  • Espagne : point culminant des grèves qui marquent les années 1968-1969. La contestation montante accélère la décomposition du franquisme (voir plus haut le récit de Jacques Serieys et cet article Ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre, mai 68 en Espagne)

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50 ans plus tard....

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Articles déjà publiés dans ma série « 1968 »

  1. 5 Janvier 68: Dubcek accède au pouvoir en Tchécoslovaquie
  2. "Eh bien non, nous n'allons pas enterrer Mai 68", par A. Krivine et A. Cyroulnik
  3. 26 Janvier 68: Caen prend les devants
  4. 27 janvier 68: les lycéens font collection de képis de policiers
  5. 29 Janvier 68: Fidel écarte les dirigeants pro-soviétiques
  6. 31 janvier 68: Vietnam, l’offensive d’un peuple héroïque
  7. Mai 2018 : sous les pavés la rage, par Jacques Chastaing
  8. Mai 68 vu des Suds
  9. 6 Février 68: grand Charles et grand cirque à Grenoble
  10. 14 février 68: combat pour le cinéma
  11. 17-18 Février 68: La jeunesse européenne avec le Vietnam
  12. Mai 68 n’a pas commencé en mai, ni en mars, ni au Quartier Latin, ni à Nanterre
  13. 24 Février 68: Plate-forme commune FGDS- PCF
  14. 26 février 68: L'aéroport c'est déjà non, et au Japon
  15. 1er Mars 68: bataille romaine de Valle Giulia
  16. Mai 68: des conséquences "positives" pour 79% des Français
  17. 1968: le père De Gaulle et la tante Yvonne, ça suffit !
  18. 8 mars 68 : révolte étudiante en Pologne
  19. 11 mars 68 : les affrontements de Redon donnent le ton
  20. A retenir: le 23 Juin, colloque "Secousse et répliques de Mai-Juin 68"
  21. 15 Mars 68: Répression sauvage en Tunisie et rêverie dans Le Monde
  22. 16 mars 68: My Lai, un Oradour sur Glane perpétré au Vietnam
  23. 18 Mars 68: début du Mai sénégalais
  24. 20 mars 68: Karameh, une victoire de la Palestine 
  25. 22 mars 68: Nanterre allume la mèche
  26. 25 Mars 68 à Honfleur: "Je n'avais pas vu ça depuis 36 !"
  27. 28 mars 68: à Rio l’assassinat d’un étudiant déclenche un mouvement de masse
  28. 4 Avril 68: Martin Luther King est assassiné
  29. Alerte à Versailles: 52 % des Français veulent un nouveau mai 68
  30. Merci Jacques Higelin, esprit de 68 
  31. La grève générale de 36 et ses leçons 
  32. 11 avril 68: attentat à Berlin contre Rudi Dutschke
  33. 17 avril 68: victoire politique sur les massacres du « Mé 67 » en Guadeloupe
  34. Ludivine Bantigny - 1968 : de grands soirs en petits matins - vidéo 
  35. 25 avril 68: le mouvement prend son envol à Toulouse
  36.  29 avril 68: Shadocks contre Gibis
  37.  30 avril 68: Première Partie de la série « 1968 »: Mise en jambe 

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