3 mai 2018
A l’appel de l’UNEF, de la JCR, du Mouvement du 22 Mars, du Mouvement d’Action Universitaire et de la FER, les étudiants parisiens tiennent dans la cour de la Sorbonne un meeting de solidarité avec Nanterre occupée par les CRS et dont 8 étudiants du Mouvement du 22 Mars sont menacés d’exclusion pour leur activité politique.
En début d’après-midi, 150 fascistes du mouvement Occident, ceux qui s’étaient déballonnés la veille devant la mobilisation anti-impérialiste à Nanterre, se dirigent vers la Sorbonne aux cris de «Communistes assassins», «Occident vaincra», « Vietcong assassin ». Ils sont dirigés par Alain Madelin, devenu comme il se doit Ministre de l’Economie sous Chirac, dirigeant d’une succession de partis bourgeois, et aujourd’hui sévissant dans la finance et sur les plateaux télé de cette finance.
Le groupe Occident manifeste sans obstacle depuis la rue d’Assas jusqu’à la rue des Écoles. Ce n’est qu’à ce moment que la police les bloque. Là pas d’arrestation, elle refoule le « cortège » vers la place Maubert. Des résidus fascistes sillonneront le Quartier latin jusque dans la soirée… Dans la cour, environ 150 étudiants casqués et munis de barres en bois provenant de tables et de chaises les attendent.

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Dans cette cour, l’Union des étudiants communistes (UEC) se fait huer copieusement - ce ne sera pas la dernière fois- car elle diffuse un tract dénonçant le mouvement étudiant comme une "manipulation des groupuscules d’extrême gauche"…L’éditorial de Georges Marchais dans L’Humanité du 3 mai, du même tonneau complotante avait déjà indigné les militants, assez nombreux, qui lisaient encore le quotidien du PCF. Les étudiants se passent le quotidien où ils lisent que des « groupuscules anarchistes, trotskistes, maoïstes » composés en général de « fils de grands bourgeois » et dirigés par « l’anarchiste allemand Cohn Bendit » prennent prétexte des carences du gouvernement pour se livrer à des agissements visant à empêcher le fonctionnement normal de la faculté a l’aide de « dégradations des locaux, interruption des cours, propositions de boycott des examens, etc. »
Le recteur Jean Roche fait fermer les amphithéâtres. Dans le même temps, le commissaire du Ve arrondissement reçoit ce message: «Le recteur de l'académie de Paris, président du conseil de l'université, soussigné, requiert les forces de police de rétablir l'ordre à l'intérieur de la Sorbonne en expulsant les perturbateurs». A 15 h 30 la police cerne la Sorbonne. A l’intérieur les étudiants refusent d’évacuer les lieux. La police ferme l’entrée: plus un étudiant ne peut rentrer. Puis la police empêche d’en sortir.
Alors que tout est encore calme, la radio invente déjà des scènes d’émeutes… Les étudiants, assis sur les marches de la cour, discutent des derniers évènements.
La police commet une première erreur: elle fait fait irruption violemment, alors que les bâtiments universitaires lui sont interdits. Les brigades d’intervention en treillis et les gardes mobiles crosse suivent. Certains étudiants réussissent à fuir, en sautant des fenêtres, sans doute. Le service d’ordre étudiant, dirigé par Xavier Langlade (JCR arrêté le 20 mars et que le 22 Mars avait réussi à faire libérer), forme un cordon entre leurs camarades et les forces de police pour éviter les accrochages. Les dirigeants étudiants, dont Alain Krivine, JCR et Jacques Sauvageot, vice président de l'UNEF et militant du PSU, négocient difficilement une sortie pacifique.

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Deuxième erreur: contre sa parole la police entend embarquer 400 étudiants pour contrôle d’identité. Malgré les promesses, les premiers étudiants sont « cueillis « à la sortie et embarquer dans les cars de police. C’est une nouvelle provocation avec deux objectifs: pour pousser aux affrontements et briser le mouvement. Elle obtiendra le premier, mais pas le second.
La police commet une troisième erreur, propre à sa « culture »: elle sous-estime les filles et n’interpelle que les garçons. Cette génération de militantes est déjà habituée aux manifs et ne craint pas l’affrontement avec la police. Aux filles et aux rescapés qui ameutent la jeunesse du quartier, se joignent des étudiants qui viennent tout simplement en bibliothèque. Alors fusent spontanément des mots d’ordre promis à un grand succès: « Halte à la répression », « Libérez nos camarades », « CRS = SS ». Ce dernier est un bel héritage de la répression sauvage des mineurs en grève en 1947-1948 ordonnée par le ministre de l’intérieur socialiste.
Les cars de CRS ont du mal à se frayer un passage. Le préfet de police Grimaud est venu diriger le désastre… Pour dégager un car dont un pneu a été crevé par les manifestants, la police inonde la place de gaz lacrymogènes. D’autres jeunes et étudiants arrivent alertés par la radio. Ils se servent de grilles d’arbres, de pavés, et relancent les grenades lacrymogènes. Dans un car, un policier furieux d’avoir reçu un projectile dans l’omoplate « casse du manifestant».
La police commet une quatrième erreur: les lycéens sortent de cours entre 16 et 17 h. Et comme par hasard, ceux du lycée Louis-le-Grand ne sont pas des pommes. La mobilisation est immédiate. En plus, les lycéens les plus actifs des CAL ont prévu de se rendre au meeting de la Sorbonne (sur les CAL voir cet article de la série : 27 janvier 68: les lycéens font collection de képis de policiers). Ils sont empêchés de rentrer. Ils se rabattent sur les bouteilles et les cendriers des cafés de la place de la Sorbonne.
Ajoutons qu’étudiants et lycéens ont une sainte haine de la police, encore avivée par la répression lors des mobilisations contre la répression de leurs camarades en Allemagne quelques jours auparavant (voir dans cette série: 11 avril 68: attentat à Berlin contre Rudi Dutschke)

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Vers 17 h 30 devant le lycée Saint-Louis, un premier pavé fracasse la vitre d'un car de CRS et atteint le crâne du brigadier Christian Brunet qui s'écroule. Les brutes chargent et matraquent tout sur leur passage: étudiants, clients des terrasses, commerçants petits et gros, flâneurs, touristes, bobos, cinéphiles, amoureux de 5 à 7 et riverains du Quartier Latin…Les arrestations se multiplient.
C’est la cinquième erreur: la police matraque sauvagement tout ce qui ressemble à un étudiant. Elle avait fait bien pire 25 ans avant, au service des nazis. Et pas plus de sept ans avant, le 17 octobre 1961, elle assassinait tout ce qui ressemblait à un algérien…Elle est dans sa fonction, elle se sent des ailes. Tout autant qu’aujourd’hui, 50 ans après 1968. Bien des passants comprennent ce 3 mai la nature de l’Etat en passant des heures au poste. Mai et Juin 68 seront une grande leçon sur la nature de l’Etat.
Une heure plus tard, des milliers de manifestants résistent par tous les moyens. Dans un car où il y seulement 4 policiers, les 40 occupants maitrisent les chiens de garde, brisent les vitres et s’enfuient…
Vers 20 h, le recteur Roche ordonne la fermeture de la Sorbonne et de Censier, annexe du premier cycle. Les premières barricades sont édifiées à la hâte, avec grilles, pavés, voitures en stationnement. Les militants de la FER sortent d’un meeting. Leurs dirigeants crient à la provocation et appellent à la dispersion.
Dans la soirée, le SNE Sup se réunit rue Monsieur-le-Prince. Son secrétaire général Alain Geismar (29 ans, maître-assistant au laboratoire de physique de la rue d’Ulm) lance un mot d’ordre de grève générale dans l’enseignement supérieur.
Les matraqueurs dégagent vers 22 h. Bilan officiel: 83 policiers blessés, et 574 arrestations, dont 179 mineurs, 45 femmes, 58 étrangers. Vers 23 h, les étudiants arrêtés et contrôlés commencent à être relâchés. 27 entre eux, trouvés « porteurs d’armes prohibées », sont placés en garde à vue. Vers minuit, les « meneurs » ceux dont l'arrestation a tout déclenché, sont libérés. Dans les fiches des interpellés on trouve des étudiants, mais aussi beaucoup professions. On y trouve des ouvriers, du tourneur au tôlier, des employés, de la SNCF aux PTT, des techniciens, des commerçants, des artisans. L’idée que les étudiants auraient été seuls avant d’être rejoints par les ouvriers à partir du 13 mai fait partie de la propagande stalinienne pour protéger l’ordre bourgeois.
Les leaders arrêtés par le préfet Grimaud contre sa parole à leur sortie de la Sorbonne sont nombreux: Alain Krivine (JCR), Jacques Sauvageot (UNEF, PSU), Daniel Cohn-Bendit, Henri Weber (JCR puis PS 15 plus tard), Pierre Rousset (JCR), Guy Hocquenghem (JCR). Mais on trouve aussi parmi les interpellés Bernard Guetta (JCR devenu éditorialiste bourgeois) Hervé Chabalier (patron de l’agence Capa), Brice Lalonde (président de la Fédération des groupes d’études de lettres), ou José Rossi, futur ministre UDF d’Édouard Balladur…
L’éditorial de Viansson-Ponté du 15 mars dans Le Monde avait déjà tapé dans le vide (voir article de cette série: 15 Mars 68: Répression sauvage en Tunisie et rêverie dans Le Monde ). Escarpin remet le couvert avec l’éditorial du même quotidien ce 3 mai (daté du 4 mai): «Rien n’est moins révolutionnaire, rien n’est plus conformiste que la pseudo-colère d’un casseur de carreaux, même s’il habille sa mandarinoclastie d’un langage marxiste ou situationniste»…
En fait, le 3 mai montre que l’agitation n’est pas le fait d’une « poignée d’enragés » mais de milliers rien qu’à Paris. La répression a en effet en quelques heures multiplié le nombre des « enragés » par dix à Paris et par cent dans le pays. C’est aussi la première fois depuis longtemps que quelques milliers de manifestants déterminés résistent aussi efficacement à la police. Cette détermination sera affermie par la condamnation le 5 mais de quatre manifestants à des peines de prison fermes et se manifestera le 6 Juin.
On pourra aussi lire un récit de cette journée du 3 mai dans la page deux du numéro 1 du quotidien Action, paru le 7 mai.
Le même jour…
- Georges Marchais grave son nom dans l’histoire… Il fustige dans l’Humanité "l'anarchiste allemand Cohn-Bendit" et raille les "révolutionnaires [... ] fils de grands bourgeois [... ] qui rapidement mettront en veilleuse leur flamme révolutionnaire pour aller diriger l'entreprise de papa et y exploiter les travailleurs ».
- A Nanterre, tandis que la police est impatiente d’envahir la Sorbonne, 45 enseignants débattent d’un texte paru la veille dans Le Monde d’Alain Touraine, Paul Ricœur et Guy Michaud qui rappelle l’urgence d’une réforme universitaire. Il souligne que la perturbation des cours par l’extrême gauche a été exagérée, et que l’Université et les universitaires sont, en partie, responsables de la vague d’agitation.
- Toulouse: Claude David du Lycée Pierre de Fermat, est accusé d’avoir tracé sur les murs du lycée des inscriptions injurieuses et d’avoir distribué des tracts. Il est exclu de l’établissement en attendant de passer en conseil de discipline (Voir article sur Toulouse posté le 25 avril)
- Les USA et le Vietnam annoncent qu’ils sont parvenus à un accord pour le début des « pré-négociations de paix » à Paris le 10 mai. Les entretiens devraient mener à une nouvelle Conférence de Genève.
- En Espagne se déroulent le 3eme jour de manifestation et d’affrontements avec la police.
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50 ans plus tard....
- Pologne, Tchécoslovaquie, Yougoslavie : 1968 aux antipodes de 1989 par Contretemps
- Mai 68 en Touraine : les prémices par La Rotative
- Mai 68, tout changer (6) : "Le drapeau rouge flottait sur la gare Saint-Charles" (Léon Crémieux)
- 1 Mai 68: la combativité ouvrière est confirmée
- 2 Mai 68: Nanterre est fermé
- Édito du N° 7 – Les utopiques : Mai 68, ce n’était qu’un début…
- Mai 68 : la deuxième naissance du travail social (The Conversation)
- Le 2 mai 68 vu par Frédéric Ciriez : Blocus Solus -Libération
- Rome, mars 68 : la bataille de Valle Giulia
- Mai 68 : quand un Prix Nobel défend les étudiants en colère- Europe1
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Articles déjà publiés dans ma série « 1968 »
- 5 Janvier 68: Dubcek accède au pouvoir en Tchécoslovaquie
- "Eh bien non, nous n'allons pas enterrer Mai 68", par A. Krivine et A. Cyroulnik
- 26 Janvier 68: Caen prend les devants
- 27 janvier 68: les lycéens font collection de képis de policiers
- 29 Janvier 68: Fidel écarte les dirigeants pro-soviétiques
- 31 janvier 68: Vietnam, l’offensive d’un peuple héroïque
- Mai 2018 : sous les pavés la rage, par Jacques Chastaing
- Mai 68 vu des Suds
- 6 Février 68: grand Charles et grand cirque à Grenoble
- 14 février 68: combat pour le cinéma
- 17-18 Février 68: La jeunesse européenne avec le Vietnam
- Mai 68 n’a pas commencé en mai, ni en mars, ni au Quartier Latin, ni à Nanterre
- 24 Février 68: Plate-forme commune FGDS- PCF
- 26 février 68: L'aéroport c'est déjà non, et au Japon
- 1er Mars 68: bataille romaine de Valle Giulia
- Mai 68: des conséquences "positives" pour 79% des Français
- 1968: le père De Gaulle et la tante Yvonne, ça suffit !
- 8 mars 68 : révolte étudiante en Pologne
- 11 mars 68 : les affrontements de Redon donnent le ton
- A retenir: le 23 Juin, colloque "Secousse et répliques de Mai-Juin 68"
- 15 Mars 68: Répression sauvage en Tunisie et rêverie dans Le Monde
- 16 mars 68: My Lai, un Oradour sur Glane perpétré au Vietnam
- 18 Mars 68: début du Mai sénégalais
- 20 mars 68: Karameh, une victoire de la Palestine
- 22 mars 68: Nanterre allume la mèche
- 25 Mars 68 à Honfleur: "Je n'avais pas vu ça depuis 36 !"
- 28 mars 68: à Rio l’assassinat d’un étudiant déclenche un mouvement de masse
- 4 Avril 68: Martin Luther King est assassiné
- Alerte à Versailles: 52 % des Français veulent un nouveau mai 68
- Merci Jacques Higelin, esprit de 68
- La grève générale de 36 et ses leçons
- 11 avril 68: attentat à Berlin contre Rudi Dutschke
- 17 avril 68: victoire politique sur les massacres du « Mé 67 » en Guadeloupe
- Ludivine Bantigny - 1968 : de grands soirs en petits matins - vidéo
- 25 avril 68: le mouvement prend son envol à Toulouse
- 29 avril 68: Shadocks contre Gibis
- 30 avril 68: Première Partie de la série « 1968 »: Mise en jambe
- 1 Mai 68: la combativité ouvrière est confirmée
- 2 Mai 68: Nanterre est fermé