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Billet de blog 27 décembre 2020

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Entropie systémique, partie II.

Dans divers billets je discute du “changement climatique” en posant que l'aspect le plus mis en avant, le “réchauffement climatique”, n'a pas un caractère de gravité si élevé qu'on en raconte. Son usage dans le discours public a surtout un intérêt, excusez le mot, “pédagogique”.

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Vers la première partie.


Pédagogie du réchauffement climatique, I.

Le but de toute société devrait être de faire parvenir ses membres à l'état d'adulte. Censément, tout membre d'une société passe de l'état infantile à l'état puéril, puis à l'état adolescent, enfin à l'état adulte. L'enfant proprement dit est celui de la “première enfance”, le nourrisson édenté “qui ne parle pas“, sens précis du latin infans, infantis: «qui ne parle pas», «avec le préfixe privatif in-, de fans, participe présent de for, fari “parler”», donc, qui n'a pas la parole. Le puer est le jeune sorti de cet état, celui de la “deuxième enfance”, voir dans la liste des dérivés «pŭĕrasco, sortir de la première enfance, devenir un garçon», «pŭĕrīlĭtĕr, à la manière des enfants, naïvement», et «pŭĕrŭlus, petit enfant, jeune esclave»: le puer n'est plus un enfant au sens strict mais pas encore tout-à-fait “dans la parole”: dans la première enfance il est hors de la parole car il n'a pas accès au langage, dans la deuxième il est “interdit de parole”, une sorte de “jeune esclave” qui comprend et obéit mais n'a pas le droit de s'exprimer sauf si on l'en requiert. Cette conception des choses a persisté au moins jusque dans la décennie 1960 puisque le mot d'ordre des parents “de bonne éducation” envers leurs enfants de l'état puéril était, dans le lieu de la plus grande convivialité, le repas partagé, «On ne parle pas à table». Pas toujours dans toutes les situations mais à coup sûr dans les cas où des adultes ou adolescents hors du cercle de l'intime étaient présents, le puer était alors requis de “rester dans le silence”, de ne pas participer à la conversation entre personnes pleinement dans la parole. Adolescent et adulte sont nommés à partir d'une comparaison avec les plantes. On peut dire que infans et puer sont dans la sphère des individus qui n'ont pas la liberté de parole, les uns parce que muets, les autres parce que “non formés”, incapables d'une parole maîtrisée, l'adolescens.(l'adolescent est celui «qui est dans l’âge au-dessus de l’enfance sans être encore adulte») et l'ădultus sont “dans la parole” mais le premier est “en construction”, l'autre “construit”. Les deux sont des formes substantivées du verbe adolesco. “grandir, pousser, s'élever”: l'adolescent est “celui qui grandit”, “celui qu'on élève”, le mot est proprement le «participe présent de adolesco», la forme qui exprime “la substance de la chose”, il est “en train de grandir”; la forme adultus est le «participe passé de adolesco», donc désigne “celui qui a grandi”, “celui qui est élevé”, qui est dans sa forme complète, “grandir” est “dans son passé”.

Si vous avez consulté l'article sur puer et lu la partie étymologique vous aurez vu que la racine indo-européenne «*pou (“peu, petit, petit d’un animal, petit animal“) [donne] le grec ancien παῖς, paîs (“enfant”)», mais encore une fois enfant de la “deuxième enfance”, celui que mène à l'école, et bien, le “pédagogue”, le «παιδαγωγός, paidagôgós (“esclave chargé de conduire les enfants à l’école, précepteur d’un enfant”)», un «mot composé de παῖς, pais, paidos (“enfant”) et de ἀγωγός, agôgos (“qui conduit”)». Il y a peu je discutais avec un autre participant au “Club de Mediapart” dans une page de commentaire, à propos de l'école, de l'enseignement et de l'éducation, et de l'obligation d'enseignement. La question en discussion était au départ l'enseignement à domicile, l'un, mon interlocuteur, tenant le rôle du défenseur de l'enseignement à l'école, l'autre, Ma Pomme, celui du défenseur de l'enseignement à domicile. À un moment je lui ai écrit ceci:

«Vous donnez l'impression d'être dans la croyance, celle qu'il faut disposer d'une âme particulière, ce que signale l'acquis d'un diplôme d'Ange Gardien, pour faire un enseignant, en fait non, cela d'autant plus, désormais, que les enseignants du secondaire n'ont aucune formation à l'enseignement, ils disposent d'un savoir restreint reconnu par l'obtention d'un diplôme universitaire puis le passage d'un concours ouvert aux détenteurs de ces diplômes, sans garantie qu'ils connaissent les domaines dans lesquels on les prie d'enseigner, notamment les professeurs d'Histoire-géographie ont rarement étudié dans ces deux filières, et dans la filière de leur choix ils sont assez vite amenés à restreindre le champ de leur savoir, à se sur-spécialiser, mais on leur demandera d'être des généralistes d'un domaine qu'ils connaissent en partie et d'un autre qu'ils ne connaissent pas plus que quiconque autre.
Ayant eu l'expérience de la chose je puis vous expliquer: le parent dispose des mêmes instruments que l'enseignant, les manuels de l'élève et du professeur, ses enfants apprennent comme les autres, dans leurs manuels pour l'essentiel; chaque semaine il font des devoirs, chaque quinzaine (à mon époque) il envoient leurs devoirs à leurs professeurs référents, qui les corrigent et accompagnent leurs corrections d'avis, de conseils et d'explications, et bien sûr les parents et les enseignants échangent. Vous n'y croirez peut-être pas mais le premier éducateur de l'enfant qui apprend à domicile est l'enfant lui-même,et on lui demande ce qu'on demande rarement aux élèves dans le cadre de l'école, une autonomie dans ses apprentissages: on lui demande d'être responsable de lui-même».

Je comptais au départ ne citer que le premier alinéa, juste pour pointer le fait que les enseignants sont assez souvent, dans le cadre de l'institution scolaire, des “pédagogues”, des personnes sans qualité particulière autre que de savoir lire, écrire et parler, et possiblement mais non nécessairement de savoir contrôler et diriger un groupe de pueris, précisément de “pupilles”, de pupillae et de pupilli, d'«orphelin[s] mineur[s] qui [sont] sous l’autorité d’un tuteur». À noter que pour un anglophone un élève est un pupil, le vieux mot français pour les désigner. Pas si vieux d'ailleurs, si à mon époque (dans la décennie 1960) le mot était devenu rare dans la littérature à peine antérieure, de la première moitié du XX° siècle, désigner le groupe d'élève en tant que “les pupilles” et désigner leur maître en tant que “tuteur” était assez commun.

Je m'intéresse assez à l'étymologie non pour “dire le vrai” sur la signification d'un mot mais pour comprendre la logique initiale qui conduisit des personnes à choisir tel terme pour désigner telle fonction. Que ce soit dans l'acception grecque de παιδαγωγός, paidagôgós ou dans celle latine de paedagogus «esclave qui accompagne les enfants» mais aussi «précepteur» – en fait les deux se mêlent puisque le paedagogus est à la fois «précepteur, éducateur, [et] esclave chargé de l'éducation des enfants». Dans un contexte pas si ancien, celui de la première moitié du XIX° siècle et même encore au-delà, un “pédagogue”, un “précepteur”, est une sorte de domestique, un subalterne, une personne en situation servile. En fait, ça n'a pas beaucoup changé: il y eut une brève période, en gros du dernier quart du XIX° siècle au troisième quart du XX° siècle, où les enseignants eurent un statut social valorisant mais une situation sociale toujours assez subalterne cependant, cette période où se développa l'instruction publique obligatoire.

La dépréciation des “pédagogues” découle du fait que ce sont des “bouches inutiles”, des personnes “improductives”, c'est la dépréciation générale de toutes les professions “improductives” au sens où elles ne réalisent pas de travaux ayant une efficacité immédiate et/ou tangible, ce qui n'empêche bien sûr qu'on reconnaisse l'utilité sociale de la fonction de leur groupe ou qu'on admire et même qu'on place au plus haut les individus jugés les plus éminents dans ces fonctions – l'exemple le plus clair est celui des professions “artistiques”: en tant que groupe ils sont très dévalorisés voire “exclus de la société” (en France jusqu'au XVIII° siècle et spécialement à Paris on pratiqua l'excommunication des acteurs, et si par ailleurs il n'en allait pas de même on les “tolérait”, sans plus), en tant qu'individus ils peuvent obtenir une reconnaissance sociale proche de la vénération, être vus comme des “demi-dieux” objets d'un “culte”. Le rapport des humains à ces professions est ambivalente parce qu'ils ont conscience que sans eux il n'y a pas de société mais que comme dit, leur travail n'a aucune utilité sociale immédiatement ou concrètement déterminable. À quoi s'ajoute qu'ils peuvent aussi bien “organiser” que “désorganiser” la société. En fait cette ambivalence s'étend à toutes les professions “processuelles”, celles qui agissent dans la superstructure et celles qui constituent la part processuelle de l'infrastructure, en gros selon ce principe: rien ne se fait sans eux mais ils ne font rien.

Pourquoi “faire de la pédagogie”?

Pour maintenir la plus large portion possible d'une population en état de sujétion. Les formes de conditionnement et d'apprentissage mentionnées au début de ce billet correspondent pour les humains aux “âges de la vie”. Pour parler cuisine, je voulais ici renvoyer vers un autre billet qui cause plus précisément de ces questions de conditionnement et d'apprentissage. Je cherche un peu et constate que non, ce billet “n'existe pas”. En fait il existait, ce qu je savais vu que je l'ai rédigé, mais à l'état de brouillon. Du coup je l'ai publié dans son état actuel de brouillon. Je reprends le cours de ce billet en pouvant cette fois y faire référence: «Avancer masqué». La partie intéressante dans le cadre de cette discussion est vers la fin, pour faciliter son repérage je lui ai donné un titre en rouge et en petites capitales, et je parie que vous ne l'auriez jamais deviné: «Conditionnements et apprentissages»...

Donc, les conditionnements et apprentissages et les âges de la vie. Entre la naissance et l'âge puéril on procède principalement à un conditionnement «classique» et secondairement mais de plus en plus au cours du temps à un conditionnement «opérant»; au plan des apprentissages ça consiste surtout à “naturaliser” ces conditionnements, à leur donner un statut d'apprentissages de niveau zéro, tout en commençant à travailler des acquis de niveau I, ce qui est nécessaire si on veut faire accéder les individus à des trucs comme le contrôle des sphincters et le langage; l'âge puéril est celui de l'apprentissage I et progressivement, de l'accès à l'apprentissage II, ce qui se fait avant tout par des conditionnements opérants, secondairement par des conditionnements classiques, et très partiellement par des éléments de conditionnement opératif; l'adolescence est le moment où l'individu a intégré et “naturalisé” l'acquis “classique” et “opérant”, de la mise en place de l'essentiel de l'apprentissage II, qui se fait principalement par conditionnement opérant, secondairement par conditionnement opératif, et d'un début d'initiation à l'apprentissage III. L'adulte est censé accéder pleinement au conditionnement opératif et être en capacité de pratiquer ordinairement un apprentissage de niveau III.

Le précédent alinéa décrit un processus optimal, qui n'est pas toujours réalisé. Il y a déjà un fait de nature, les humains ne sont pas tous capables de faire tout le parcours, certains, somme toute assez rare, n'atteignent jamais l'âge puéril, certains, moins rares, n'atteignent pas ou n'atteignent que partiellement l'adolescence, certains, encore moins rares, n'atteignent pas ou n'atteignent que partiellement l'état adulte. Cependant, dans un contexte, que dire? Un contexte satisfaisant? Quelque chose de ce genre. Disons donc, dans un contexte satisfaisant une part importante, en général une majorité des individus parvient à l'état adulte. Dans un contexte insatisfaisant il en va autrement. Les idéologues du “néolibéralisme” ont très bien théorisé la chose principalement au cours de la première moitié du XX° siècle en insistant sur la nécessité d'une prise en main du système éducatif: si on veut une population docile, il faut la conditionner dès le plus jeune âge en l'intégrant dans une institution très normalisante. Le but général est de les soumettre à un apprentissage de niveau II avec un accès limité au conditionnement opératif en donnant les apparences d'un apprentissage de niveau III à conditionnement opératif. En gros, de la maintenir dans un état adolescent et même en partie puéril en prétendant qu'elle est dans un état adulte. Au passage ça indique que l'actuel gouvernement français a bien une orientation néolibérale et a compris le principe, vu son acharnement à scolariser le plus tôt et le plus longtemps possible presque toute la population, seule manière de réduire considérablement la “résistance au changement” – en fait, la résistance au non changement. Nos gouvernants et autres “responsables” politiques, économiques ou médiatiques disent vrai: ils “font de la pédagogie”, ou du moins tentent d'en faire, c'est-à-dire qu'ils s'adressent à une population conditionnée à être réceptive à une certaine forme de conditionnement opérant, à se comporter sur certains points comme des jeunes adolescents à peine pubères. Cela dit ça ne fonctionne pas très bien parce que tous les responsables politiques connaissent la technique.

Tous pédagogues!

Ce que raconté dans le dernier alinéa de la précédente partie, tout le monde peut le savoir, les écrits des principaux idéologues “néolibéraux“ sont publics et chacun peut les lire. Cela dit c'est le cas général de toute idéologie, rares sont celles, que dire? Dissimulatrice? Un truc du genre. La seule manière de diffuser une idéologie est de la rendre publique: qui aura lu les textes de Lénine publiés avant 1917 pouvait savoir ce que deviendrait le régime au cas où sa faction prenait le pouvoir en Russie, qui aura lu les écrits des fascistes publiés avant 1921 pouvait le savoir en cas de prise du pouvoir en Italie par ce parti, qui aura lu ceux des nazis, notamment Mein Kampf, avant 1932, pouvait le savoir pour l'Allemagne et pour le projet “européen” de ce parti. Rendre publique son idéologie ne garantit pas de la voir réussir, ne pas la rendre publique garantit de ne pas la voir réussir.

Fondamentalement, l'idéologie néolibérale se distingue peu de celles de son époque dans sa mise en œuvre, ce qui est assez logique: quel que soit son fond dogmatique, une idéologie adoptera la forme la plus à même de la propager. Dans la première moitié du XX° siècle se développent les médias de masse audiovisuels, c'est, comme la nomma Walter Benjamin, l'époque de la reproductibilité technique. Si le désir d'un pouvoir totalitaire est ancien ce n'est qu'au cours du XIX° siècle qu'émergent les conditions effectives de sa réalisation, et seulement au tournant des XIX° et XX° siècles qu'une théorisation de la propagande à l'ère de la reproductibilité et des médias de masse est développée. Dans l'entre-deux-guerres cette théorisation constitue le fonds commun de toutes les idéologies, si les fins divergent, les moyens sont les mêmes. Et notamment, le ”formatage des esprits” dès le plus jeune âge est un projet que toutes partagent. Les idéologues qui réussissent sont rarement des imbéciles, entre autres ils sont assez attentifs aux avancées des sciences humaines et sociales et des sciences du vivant, et aux évolutions des moyens de communication. Toute société est une “société du spectacle”, elle “se met en scène”, mais à partir de la fin du XIX° siècle se mettent en place les instruments du “spectacle total”, les moyens de remplacer la société par sa représentation. Bien sûr la société réelle ne disparaît pas mais est orientée tout entière pour produire le “spectacle”. Pour citer Guy Debord:

«1. Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation.
2. Les images qui se sont détachées de chaque aspect de la vie fusionnent dans un cours commun, où l’unité de cette vie ne peut plus être rétablie. La réalité considérée partiellement se déploie dans sa propre unité générale en tant que pseudo-monde à part, objet de la seule contemplation. La spécialisation des images du monde se retrouve, accomplie, dans le monde de l’image autonomisé, où le mensonger s’est menti à lui-même. Le spectacle en général, comme inversion concrète de la vie, est le mouvement autonome du non-vivant.
3. Le spectacle se présente à la fois comme la société même, comme une partie de la société, et comme instrument d’unification. En tant que partie de la société, il est expressément le secteur qui concentre tout regard et toute conscience. Du fait même que ce secteur est séparé, il est le lieu du regard abusé et de la fausse conscience; et l’unification qu’il accomplit n’est rien d’autre qu’un langage officiel de la séparation généralisée.
4. Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images.
5. Le spectacle ne peut être compris comme l’abus d’un monde de la vision, le produit des techniques de diffusion massive des images. Il est bien plutôt une Weltanschauung devenue effective, matériellement traduite. C’est une vision du monde qui s’est objectivée.
6. Le spectacle, compris dans sa totalité, est à la fois le résultat et le projet du mode de production existant. Il n’est pas un supplément au monde réel, sa décoration surajoutée. Il est le cœur de l’irréalisme de la société réelle. Sous toutes ses formes particulières, information ou propagande, publicité ou consommation directe de divertissements, le spectacle constitue le modèle présent de la vie socialement dominante. Il est l’affirmation omniprésente du choix déjà fait dans la production, et sa consommation corollaire. Forme et contenu du spectacle sont identiquement la justification totale des conditions et des fins du système existant. Le spectacle est aussi la présence permanente de cette justification, en tant qu’occupation de la part principale du temps vécu hors de la production moderne.
7. La séparation fait elle-même partie de l’unité du monde, de la praxis sociale globale qui s’est scindée en réalité et en image. La pratique sociale, devant laquelle se pose le spectacle autonome, est aussi la totalité réelle qui contient le spectacle. Mais la scission dans cette totalité la mutile au point de faire apparaître le spectacle comme son but. Le langage du spectacle est constitué par des signes de la production régnante, qui sont en même temps la finalité dernière de cette production.
8. On ne peut opposer abstraitement le spectacle et l’activité sociale effective; ce dédoublement est lui-même dédoublé. Le spectacle qui inverse le réel est effectivement produit. En même temps la réalité vécue est matériellement envahie par la contemplation du spectacle, et reprend en elle-même l’ordre spectaculaire en lui donnant une adhésion positive. La réalité objective est présente des deux côtés. Chaque notion ainsi fixée n’a pour fond que son passage dans l’opposé: la réalité surgit dans le spectacle, et le spectacle est réel. Cette aliénation réciproque est l’essence et le soutien de la société existante.
9. Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux.
10. Le concept de spectacle unifie et explique une grande diversité de phénomènes apparents. Leurs diversités et contrastes sont les apparences de cette apparence organisée socialement, qui doit être elle-même reconnue dans sa vérité générale. Considéré selon ses propres termes, le spectacle est l’affirmation de l’apparence et l’affirmation de toute vie humaine, c’est-à-dire sociale, comme simple apparence. Mais la critique qui atteint la vérité du spectacle le découvre comme la négation visible de la vie ; comme une négation de la vie qui est devenue visible.
11. Pour décrire le spectacle, sa formation, ses fonctions, et les forces qui tendent à sa dissolution, il faut distinguer artificiellement des éléments inséparables. En analysant le spectacle, on parle dans une certaine mesure le langage même du spectaculaire, en ceci que l’on passe sur le terrain méthodologique de cette société qui s’exprime dans le spectacle. Mais le spectacle n’est rien d’autre que le sens de la pratique totale d’une formation économique-sociale, son emploi du temps. C’est le moment historique qui nous contient.
12. Le spectacle se présente comme une énorme positivité indiscutable et inaccessible. Il ne dit rien de plus que “ce qui apparaît est bon, ce qui est bon apparaît”. L’attitude qu’il exige par principe est cette acceptation passive qu’il a déjà en fait obtenue par sa manière d’apparaître sans réplique, par son monopole de l’apparence.
13. Le caractère fondamentalement tautologique du spectacle découle du simple fait que ses moyens sont en même temps son but. Il est le soleil qui ne se couche jamais sur l’empire de la passivité moderne. Il recouvre toute la surface du monde et baigne indéfiniment dans sa propre gloire.
14. La société qui repose sur l’industrie moderne n’est pas fortuitement ou superficiellement spectaculaire, elle est fondamentalement spectacliste. Dans le spectacle, image de l’économie régnante, le but n’est rien, le développement est tout. Le spectacle ne veut en venir à rien d’autre qu’à lui-même» (Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, 1967, partie I, «La séparation achevée»).

Le “spectacle” est une “pédagogie”, il “apprend à lire le monde” mais à le lire faussement, dans un univers où «le vrai est un moment du faux». Dans un autre billet je plaisante cette affirmation et sa réversibilité, «le faux est un moment du vrai», mais bien sûr c'est inexact, du moins dans le contexte de ce discours: “le vrai” est la société en tant qu"elle produit de la réalité, “le faux” cette «immense accumulation de spectacles» produite par cette société. Debord le mentionne, “le faux” n'est pas moins réel que “le vrai”, il se réalise dans des lieux de fabrication et résulte d'un processus de production. Il est une pédagogie car il instruit mais dans un mode de conditionnement classique ou opérant et sans jamais dépasser un apprentissage II.

En ce début de XXI° siècle les procédés totalisants ont connu un changement parce que la société globale a changé, elle est entièrement intégrée. Quand Debord publie son ouvrage on est encore dans le modèle début de siècle, celui du cadre “État-nation”, celui où il y a encore un “intérieur” et un “extérieur” à la société; entre le début de la décennie 1960 et le début de la décennie 1990 l'intégration et l'unification des moyens du spectacle détruit ce cade et oblige à un changement fondamental. Jusqu'à la décennie 1980 la binarisation sous la forme d'une opposition “entre nations“ et “entre empires” est tenable – en tant que spectacle bien sûr – mais à la fin de cette décennie elle n'est plus tenable. Debord toujours, dans son «Avertissement pour la troisième édition française» en 1992:

«La Société du Spectacle a été publiée pour la première fois en novembre 1967 à Paris, chez Buchet-Chastel. Les troubles de 1968 l’ont fait connaître. Le livre, auquel je n’ai jamais changé un seul mot, a été réédité dès 1971 aux Éditions Champ Libre, qui ont pris le nom de Gérard Lebovici en 1984, après l’assassinat de l’éditeur. La série des réimpressions y a été poursuivie régulièrement, jusqu’en 1991. La présente édition, elle aussi, est restée rigoureusement identique à celle de 1967. La même règle commandera d’ailleurs, tout naturellement, la réédition de l’ensemble de mes livres chez Gallimard. Je ne suis pas quelqu’un qui se corrige.
Une telle théorie critique n’a pas à être changée; aussi longtemps que n’auront pas été détruites les conditions générales de la longue période de l’histoire que cette théorie aura été la première à définir avec exactitude. La continuation du développement de la période n’a fait que vérifier et illustrer la théorie du spectacle dont l’exposé, ici réitéré, peut également être considéré comme historique dans une acception moins élevée: il témoigne de ce qu’a été la position la plus extrême au moment des querelles de 1968, et donc de ce qu’il était déjà possible de savoir en 1968. Les pires dupes de cette époque ont pu apprendre depuis, par les déconvenues de toute leur existence, ce que signifiaient la “négation de la vie qui est devenue visible”; la “perte de la qualité” liée à la forme-marchandise, et la “prolétarisation du monde”.
J’ai du reste ajouté en leur temps d’autres observations touchant les plus remarquables nouveautés que le cours ultérieur du même processus devait faire apparaître. En 1979, à l’occasion d’une préface destinée à une nouvelle traduction italienne, j’ai traité des transformations effectives dans la nature même de la production industrielle, comme dans les techniques de gouvernement, que commençait à autoriser l’emploi de la force spectaculaire. En 1988, les Commentaires sur la société du spectacle ont nettement établi que la précédente “division mondiale des tâches spectaculaires”, entre les règnes rivaux du “spectaculaire concentré” et du “spectaculaire diffus”, avait désormais pris fin au profit de leur fusion dans la forme commune du “spectaculaire intégré”.
Cette fusion peut être sommairement résumée en corrigeant la thèse 105 qui, touchant ce qui s’était passé avant 1967, distinguait encore les formes antérieures selon certaines pratiques opposées. Le Grand Schisme du pouvoir de classe s’étant achevé par la réconciliation, il faut dire que la pratique unifiée du spectaculaire intégré, aujourd’hui, a “transformé économiquement le monde”, en même temps qu’il a “transformé policièrement la perception” (La police dans la circonstance est elle-même tout à fait nouvelle).
C’est seulement parce que cette fusion s’était déjà produite dans la réalité économico-politique du monde entier, que le monde pouvait enfin se proclamer officiellement unifié. C’est aussi parce que la situation où en est universellement arrivé le pouvoir séparé est si grave que ce monde avait besoin d’être unifié au plus tôt; de participer comme un seul bloc à la même organisation consensuelle du marché mondial, falsifié et garanti spectaculairement. Et il ne s’unifiera pas, finalement.
La bureaucratie totalitaire, “classe dominante de substitution pour l’économie marchande”, n’avait jamais beaucoup cru à son destin. Elle se savait “forme sous-développée de classe dominante”, et se voulait mieux. La thèse 58 avait de longue date établi l’axiome suivant: “La racine du spectacle est dans le terrain de l’économie devenue abondante, et c’est de là que viennent les fruits qui tendent finalement à dominer le marché spectaculaire”.
C’est cette volonté de modernisation et d’unification du spectacle, liée à tous les autres aspects de la simplification de la société, qui a conduit en 1989 la bureaucratie russe à se convertir soudain, comme un seul homme, à la présente idéologie de la démocratie: c’est-à-dire la liberté dictatoriale du Marché, tempérée par la reconnaissance des Droits de l’homme spectateur. Personne en Occident n’a épilogué un seul jour sur la signification et les conséquences d’un si extraordinaire événement médiatique. Le progrès de la technique spectaculaire se prouve en ceci. Il n’y a eu à enregistrer que l’apparence d’une sorte de secousse géologique. On date le phénomène, et on l’estime bien assez compris, en se contentant de répéter un très simple signal - la chute-du-Mur-de-Berlin -, aussi indiscutable que tous les autres signaux démocratiques.
En 1991, les premiers effets de la modernisation ont paru avec la dissolution complète de la Russie. Là s’exprime, plus franchement encore qu’en Occident, le résultat désastreux de l’évolution générale de l’économie. Le désordre n’en est que la conséquence. Partout se posera la même redoutable question, celle qui hante le monde depuis deux siècles: comment faire travailler les pauvres, là où l’illusion a déçu, et où la force s’est défaite?
La thèse 111, reconnaissant les premiers symptômes d’un déclin russe dont nous venons de voir l’explosion finale, et envisageant la disparition prochaine d’une société mondiale qui, comme on peut dire maintenant, s’effacera de la mémoire de l’ordinateur, énonçait ce jugement stratégique dont il va devenir facile de sentir la justesse: “La décomposition mondiale de l’alliance de la mystification bureaucratique est, en dernière analyse, le facteur le plus défavorable pour le développement actuel de la société capitaliste”.
Il faut lire ce livre en considérant qu’il a été sciemment écrit dans l’intention de nuire à la société spectaculaire. Il n’a jamais rien dit d’outrancier».

Il me semble pertinent de citer de nouveau cet alinéa:

«En 1991, les premiers effets de la modernisation ont paru avec la dissolution complète de la Russie. Là s’exprime, plus franchement encore qu’en Occident, le résultat désastreux de l’évolution générale de l’économie. Le désordre n’en est que la conséquence. Partout se posera la même redoutable question, celle qui hante le monde depuis deux siècles: comment faire travailler les pauvres, là où l’illusion a déçu, et où la force s’est défaite?».

Souligné par Ma Pomme. Dans une société d'abondance qui a les ressources lui permettant de réguler ses niveaux d'entropie et de néguentropie, si l'on veut maintenir une situation où il y a des pauvres et des riches, des personnes qui ont “moins que le nécessaire” et d'autres qui ont “plus que le superflu”; il ne s'agit pas de gérer la rareté mais de l'organiser, de créer artificieusement un contexte où “il y a de la rareté” alors que tout montre qu'il y a au contraire de l'excès, du trop et non du trop peu. Pour me citer de nouveau, je le relevais en introduction de «Économie de guère, économie de guerre», «[nous vivons] dans une société d'abondance où une part importante de la population vit dans le manque ou la peur du manque». Comment faire travailler les pauvres là où l'illusion a déçu et ou la force s'est défaite? En faisant de la pédagogie, en maintenant artificieusement une part importante, si possible une majorité de la population, dans un “état adolescent”, suffisant pour comprendre les discours, insuffisant pour les analyser.

Les idéologies de l'entre-deux-guerres ont très bien saisi l'intérêt de maîtriser le secteur de l'éducation mais la seule qui ait persisté efficacement est celle “néolibérale” parce qu'elle a compris la nécessité de “diviser pour régner”: les totalitarismes de types lénino-stalinien ou fasciste ont commis l'erreur de mettre en œuvre un processus d'unification des instances de pouvoir – ce en quoi se distingue le courant “maoïste” dans son évolution post-Mao, qui a instauré une sorte de “séparation des pouvoirs” très inspirée du modèle néolibéral dans sa forme —, ce qui pose ce problème simple: quand le pouvoir est unifié, l'effondrement d'une des instances de pouvoir entraîne l'effondrement de l'ensemble des instances. Dans un régime d'inspiration néolibérale les instances de pouvoir sont formellement autonomes, ce qui permet d'établir une “circulation du ressentiment” et non une “diffusion du ressentiment”: dans un régime totalitaire unifié, comme il y a un seul pouvoir tout ressentiment envers l'un de ses éléments se diffuse à tous; dans un régime totalitaire divisé, si le ressentiment envers l'une des instances atteint un certain niveau les autres instances vont le “corriger”, une sanction ou punition essentiellement symbolique mais suffisamment effective pour “réduire le niveau de ressentiment”.

Tous pédagogues? Oui, tous les “responsables”, quel que soit leur secteur d'activité, quelle que soit leur idéologie, “font de la pédagogie”. Le projet néolibéral de mainmise sur les structures d'enseignement en vue de diffuser et “naturaliser” leur idéologie, vous savez, celle des “premiers de cordée”– qui implique donc qu'il y a des “derniers de cordée” et toute une population en-dessous des premiers mais un peu au-dessus des derniers –, n'est pas idiot en soi mais l'est par les moyens employés. C'est bête à dire mais quand on diffuse et “naturalise” son idéologie par le moyen des conditionnements classiques et opérants et par des apprentissages de niveaux I et II, on donne aussi l'instrument de la diffusion de son idéologie à tout groupe qui connaît et comprend les principes en œuvres: si on sait quel son de cloche fait saliver un “pédagogisé”, et bien, on agite la bonne clochette et il salive. Dans un conditionnement classique ou opérant la validité d'une idéologie ne se reconnaît pas à son fond mais à sa forme, si la forme est “la bonne” alors l'idéologie est “la bonne”. Pourquoi, en ce siècle, même les partis défavorables à la démocratie et à une organisation républicaine des pouvoirs se disent-ils aujourd'hui démocrates et républicains? Parce que c'est le bon son de cloche. Si l'on doit dire “libéral” pour faire saliver, on dira “libéral” même si on est antilibéral; si on doit dire “antilibéral” pour faire saliver, on dira “antilibéral” même si on est libéral.

La clochette “réchauffement climatique”.

Dans le contexte actuel il importe peu que le concept «cause anthropique du changement climatique» soit valide ou non en tant qu'hypothèse ou théorie de type scientifique, en tant qu'instrument de propagande ce n'est que le quatrième ou cinquième argument “collapsologiste”, catastrophiste, qui émergea au cours des un peu plus de sept dernières décennies en vue d'inciter les populations, et donc les gouvernements, à gérer la rareté plutôt que l'organiser, à faire de l'auto-limitation dans ses consommations et ses dépenses en énergie plutôt que dépenser de l'énergie à la promotion de la réduction des dépenses et consommations d'énergie. La validité du concept importe peu, ce qui importe est la manière de le diffuser: dès lors qu'on emploie les moyens de la propagande “entropique”, et bien, on contribue à l'augmentation de l'entropie, du désordre, de la désorganisation. Il est intéressant de savoir que le thème du “réchauffement climatique” avait déjà émergé dans le débat public, entre 1979 et 1989, pour très vite après devenir un sujet secondaire pendant plus de dix ans, puis un sujet très controversé encore une bonne décennie de plus; ce n'est qu'à partir de 2012 qu'il devient assez vite “consensuel”, mais d'un faux consensus: tout le monde en parle mais chacun à sa manière et pour sa boutique. Pour la séquence 1979-1989, un journaliste, Nathaniel Rich, a publié un bouquin récemment, en 2019, Perdre la Terre. Un ouvrage à prendre avec des pincettes mais qui a l'intérêt de mettre en évidence cet épisode “oublié” (en fait non, il ne fut pas oublié, mais du moins est-il sorti des radars médiatiques et politiques pendant trois décennies). Si j'estime excessive la critique qu'en fait cette page, son auteur, Sylvestre Huet, est assez juste sur le point qui l'intéresse, clairement Rich n'est pas une flèche en matière de sciences exactes, ni humaines et sociales. Mais comme le relève un de ses commentateurs:

«Il n’est pas surprenant que N. Rich focalise son approche sur la période (décennie 70s et surtout 80s) où le sujet climatique s’est “politisé” aux États-Unis, avec l’irruption des controverses bipartisanes et son cortège de lobbies divers. Rich n’est pas historien et en tant que journaliste il fait son métier : le storytelling».

Tout est dit, Rich n'est pas un spécialiste du climat ni même un journaliste scientifique mais un journaliste et romancier, pour la Wikipédia anglophone, en premier un romancier. Perdre la Terre n'est pas un roman mais ce commentateur a raison, il s'intéresse plus au “storytelling” qu'aux faits scientifiques, ce en quoi il a raison pour ce cas: la mise en avant dans un certain contexte, les États-Unis de 1979, du “réchauffement climatique”, n'a qu'un rapport distant aux aspects scientifiques du sujet, beaucoup à voir avec l'argument “collapsologiste”  de l'époque, “la fin du pétrole”, d'ailleurs on trouve en premier parmi les industries intéressées à promouvoir cette question, allez savoir pourquoi, l'industrie pétrolière. Et les Républicains, du moins certains d'entre eux, dont George Bush senior, qui fut vice-président et président de 1980 à 1992, et qui utilisa ce sujet comme argument de campagne en 1988, suite à quoi il s'en désintéressa. Ce commentateur a donc raison aussi en pointant «l’irruption des controverses bipartisanes et son cortège de lobbies divers» dans la politisation du sujet à l'époque. En fait, ce commentateur a raison pour tout dans son commentaire, je vous conseille de le lire. L'article est d'un certain intérêt si vous compter lire le bouquin de Rich, ça permet d'en comprendre les limites et les approximations, parfois importantes, mais le commentaire (c'est le premier des quatre actuels) vaut beaucoup plus la lecture. Le commentaire suivant me plaît aussi mais surtout pour son premier alinéa:

«Entendu ce matin à France culture, traité de manière assez complaisante par Guillaume Erner (j’en suis un peu étonné, quoique…)».

Il entendit Rich, et moi aussi ce jour-là. J'ai aussi trouvé Erner très complaisant mais n'en fus pas étonné: cet animateur-producteur a une nette tendance à se montrer complaisant quand ses invités sont “de la corporation”, sont des journalistes et autres médiateurs… Vous pouvez le vérifier pour cette fois-là en consultant cette page. Le site de France Culture est mal conçu, faut descendre un peu dans la page pour voir apparaître en haut le lien du lecteur audio vers cette émission du 15 mai 2019 (audible aussi sur cette autre page)..

Après cette pique, je reprends le fil du billet. La présence ou l'absence du sujet “réchauffement climatique” dans le discours public et le consensus comme le dissensus apparents autour de lui ont un faible lien avec une approche scientifique ni même avec une approche politique – je veux dire, une approche de gestion de la cité qui ne soit pas de la politique partisane, “politicienne” – au cours des quatre décennies suivant cette année 1979.

La question du réchauffement climatique et du changement climatique a déjà une assez longue histoire, elle émerge dans les années 1930 et même un peu avant mais comme fait d'observation, et quand elle émerge comme question académique, comme hypothèse, avec l'ingénieur Guy Stewart Callendar, dès le départ  le lien est fait entre le réchauffement et les activités humaines. Pour avoir un court historique sur le sujet je vous conseille la page «Penser le changement climatique (16e-21e siècles)». Il faut s'entendre: la page en question l'explique, la question à la fois d'un possible changement climatique et d'une possible cause anthropique est bien plus ancienne et remonte au XVIII° siècle, mais ce n'est que dans les années 1930 qu'on a les moyens de vérifier et valider, ou invalider, ces deux propositions. Cette page est très intéressante car elle pointe un écart certain entre le discours scientifique et celui médiatique, celui du “débat public”:

«Cependant, la question du changement climatique ne pénètre guère la sphère médiatique. Et jamais de manière univoque. Si le magazine de vulgarisation scientifique français Science et Vie évoque en mai 1959 l’hypothèse d’un réchauffement climatique dans un article (“La Terre se réchauffe”), ce n’est que de manière anecdotique au regard des nombreux autres sur la menace atomique, ou le ski nautique. Des années 1950 à la fin des années 1970, c’est davantage à la crainte d’un retour du grand froid que les médias américains ou européens se font l’écho [...]. Elle fait surtout écho à des phénomènes conjoncturels: un contexte international porteur (la “Guerre froide”, la peur de l’hiver nucléaire, une baisse [conjoncturelle] des températures [...]. Alors que la grande majorité des articles scientifiques publiés entre 1965 et 1979 prévoyaient que la Terre se réchaufferait à mesure que les niveaux de dioxyde de carbone augmenteraient – comme elle l’a d’ailleurs fait -, Time titre à plusieurs reprises (décembre 1973, janvier 1977, décembre 1979) sur “The Big Freeze”. En juin 1974, le même magazine, tout comme en France Science et Vie, évoquent l’éventualité d’un nouvel âge de glace, le magazine français proposant même de lutter contre cette évolution… en faisant fondre l’Arctique! Newsweek n’est pas en reste dans un article de 1975 intitulé “The cooling world”: “Après trois quarts de siècle de conditions extrêmement douces, le climat de la Terre semble se refroidir”».

Ceci explique ma proposition: la validité scientifique du concept de réchauffement climatique à cause anthropique n'a aucune importance dans le cadre du débat public, ce qui la fait émerger et instaure, selon les moments, un consensus ou un dissensus médiatiques, ou ce qui la fait sortir du débat public, répond à une autre logique. La logique de la clochette pavlovienne.

Les médiateurs sont des personnes comme les autres, donc conditionnées comme les autres pour admettre valides des informations quand elles produisent le bon son de cloche. Avant 1979, pour une majorité d'entre eux le “RCCA”, le “réchauffement climatique à cause anthropique” n'avait pas le bon son; entre 1979 et 1988 il produisit dans un certain contexte, celui des États-Unis pour l'essentiel, le son “consensus positif”; à partir de 1988 il produisit le son “dissensus”, celui “consensus négatif” ou aucun son provoquant un réflexe conditionnel; à partir de 2012 il produisit de nouveau le son “consensus positif”. Je sais que c'est ça concerne une époque antédiluvienne mais jusqu'en 2012, tout débat concernant le RCCA comportait toujours au moins un “partisan” et un “opposant”, un “climato-sceptique” et, que dire, un “climato-confiant”? Un “climato-certain”? un “climato-convaincu”? Un “climato-crédule”? Un peu tout ces cas, ça dépendait de l'orientation des concepteurs du débat. Il n'y avait, il n'y a pas plus d'unité parmi les “climato-non convaincus” que parmi les “climato-convaincus”, mais pour les médiateurs les premiers ont l'avantage de partager une étiquette qui leur évite d'avoir à s'interroger sur ce qu'il y a sous l'étiquette, ce sont tous des “climato-sceptiques”. Désormais c'est l'inverse, enfin, aussi longtemps qu'il y aura un consensus positif apparent: les “pour” n'ont pas nécessité d'être qualifiés car le RCCA est une vérité incontestable, un fait d'évidence; en revanche il n'y a plus de “climato-sceptiques“, le terme a pratiquement disparu du débat public pour qualifier une position morale, scientifique ou philosophique et ne sert plus qu'à spécifier une position idéologique, associée le plus souvent à un concept pas très déterminé mais disqualifiant, le “populisme”, ou à un autre concept tout aussi flou et tout aussi disqualifiant, la “théorie du complot”. En ces temps, qui veut noyer son contradicteur l'accuse de populisme...


La fabrication du consentement.

Je reprends le titre de cette partie de celui d'un ouvrage de Noam Chomsky et Edward Herman. Je n'en conseille pas spécialement la lecture, c'est le genre de bouquins conçus pour convaincre les convaincus. Cela dit, et les personnes qui m'ont lues le savent je suppose,  j'apprécie très modérément Chomsky, donc ne pas trop tenir compte de mes conseils de lecture à son encontre – en tenir d'autant moins compte que je suis moi-même détenteur d'un exemplaire (en format électronique) de l'ouvrage dans sa plus récente édition. De toute manière, déconseiller la lecture de qui ou quoi que ce soit c'est pas mon truc, sinon parfois dans la littérature de fiction, dans celui des essais même le pire bouquin mérite la lecture au moins à titre documentaire: connaître le contenu, la forme et le fond de ce que certains, parfois beaucoup, estiment avoir une valeur conceptuelle ou/et informationnelle. Pour prendre un cas bien plus exécrable que celui de Chomsky – duquel je peux dire que sur le plan documentaire il a son intérêt –, il m'arrive de conseiller la lecture des ouvrages de Carl Schmitt, un des pires sophistes du XX° siècle, donc un des meilleurs. Il faut lire ses ennemis pour comprendre leur propagande et comprendre l'efficacité de cette propagande, et les sophistes sont mes ennemis.

Donc, la fabrication du consentement. Il est à comprendre que... Et bien, il est à comprendre bien des choses.

La fabrication des complots.

Des complots au sens strict ça existe, mais ils sont rares. Enfin, pas si rares que ça mais presque tous sont très limités et très peu efficaces, si du moins on considère le projet explicite des comploteurs. En fait on peut même dire que tous les complots échouent, ceux qu'on peut dire “concertés” et ceux qu'on peut dire “spontanés”. Tout ce qu'on peut nommer complot a un trait commun, ce genre de processus crée du désordre, augment le niveau d'entropie dans la société; le désordre étant contradictoire au mouvement des sociétés, le plus souvent elles finissent par résorber ces “complots”, mais quand un complot réalise son projet il amène un niveau d'entropie tel qu'il disloque la société. Peu importe le projet explicite d'un complot, et peu importent les motivations réelles de ses initiateurs, qui parfois correspondent au projet explicite, la raison pour laquelle un complot échoue toujours est justement le fait qu'il crée du désordre, ce qu'une société ne peut tolérer, soit elle détruit le complot, soit elle est détruite par lui. Je prends souvent comme exemple les régimes qui ont émergé dans la première moitié du XX° siècle et qui ont eu droit à leur étiquette, à l'époque ce fut “totalitarisme”. Factuellement tous les régimes inventés à l'époque le furent puisque que tous employaient les mêmes méthodes, la différence résidant dans la question des fins et des moyens: ceux pour qui ces méthodes étaient une fin n'apparurent pas “totalitaires”, contrairement à ceux pour qui c'était un moyen.

Quel est le but de n'importe quel groupe de complotistes? Réaliser leur projet. Pour y parvenir ils doivent convaincre une part significative de la population de leur société d'agir pour eux, et une part importante d'entre elle de ne pas agir contre eux. La seule manière d'y arriver est de s'assure le contrôle les moyens de communication et d'information. Je ne crois pas en avoir discuté dans ce billet, je vérifie rapidement... Vérification faite c'est le cas, je n'en ai pas discuté, sinon que les termes “information” et “communication” reviennent plusieurs fois, douze pour le premier et six pour le second avant cet alinéa: communication l'information constituent une société, tout le reste est remplaçable, transitoire, les systèmes de communication et d'information sont irremplaçables. Les éléments transitoires d'une société peuvent complètement disparaître, s'il reste une trace de ses moyens de communication on a la preuve de son existence, et des traces de ses moyens d'information, on peut même la reconstituer. Presque toutes les sociétés de ce que je nommais mon espace civilisationnel qui existaient il y a trois mille ans ont disparu mais une large part d'entre elles existent toujours parce qu'elles ont laissé des traces de leurs système de communication ou/et d'information. Si des tas de sociétés ont tenté de reconstituer l'Empire romain c'est précisément parce qu'il existe d'abondantes traces de sa structure et de son processus, donc la chose paraît envisageable. Irréaliste mais envisageable.

Un groupe de complot a un projet, et ce projet est soit une fin, soit un moyen. Si c'est une fin, alors le contrôle de la communication et de l'information lui apparaît un moyen, si c'est un moyen, alors ce contrôle est une fin. On ne peut différencier les fins et les moyens, ce sont des représentations, toutes les recherches menées au cours des XIX° et XX° siècles sur l'information et la communication, qui ont toutes un rapport avec la thermodynamique et avec ses principes conduisent à un même constat: l'univers est non causal. Comme mentionné, il a trois caractéristiques importantes, il est fractal, entropique et stochastique, raison pourquoi dès qu'on prend en compte une fraction étendue de l'univers dans l'espace et de le temps il devient assez vite imprévisible – avec cette considération déjà exprimée que la notion “assez vite” n'a pas la même signification selon la fraction considérée: vous et moi le devenons en quelques minutes à quelques jours, le système solaire le devient en quelques centaines de millions à quelques milliards d'années. Les écarts dépendent de ce que l'on considère, comme individus vous et moi sommes très vite imprévisibles, comme personnes physiques donc comme êtres sociaux élémentaires, nous sommes plus longuement prévisibles, comme membres d'une personne morale locale et comme membres d'une société large encore plus. Et bien sûr si le système solaire est assez prévisible comme ensemble, comme système, ses parties le sont moins durablement – le soleil a toutes chances de suivre le processus qu'on lui prévoit pour les cinq milliards d'années à venir, en revanche ses planètes telluriques ne sont pas à l'abri d'un accident, et si l'une est détruite ça modifiera les équilibres actuels et pourrait induire une évolution moins longuement prévisible.

Une société, aussi large soit-elle, constitue une fraction très limitée de l'univers local, du système solaire, et assez limitée du système Terre-Lune, donc devient très vite imprévisible, difficile d'envisager son évolution au-delà de quelques lustres. Et bien sûr ses sous-systèmes sont encore moins longtemps prévisibles.  Les complotistes ont un projet, qu'on peut décrire dans tous les cas “prendre le pouvoir”, ce qui se traduit en: prendre le contrôle partiel ou total de la communication et de l'information. Leur action est “secrète” parce que leur projet, quel qu'il soit, ne peut faire consensus, or pour prendre le pouvoir sans que ce soit en secret il faut obtenir le consensus d'une fraction significative de la société, susciter son adhésion libre.

Voici comment le TLF définit le terme “complot”:
«A.− Dessein secret, concerté entre plusieurs personnes, avec l'intention de nuire à l'autorité d'un personnage public ou d'une institution, éventuellement d'attenter à sa vie ou à sa sûreté [...].
B.− Par extension. Projet quelconque concerté secrètement entre deux ou plusieurs personnes»
.

Les autres dictionnaires le définissent assez semblablement. Le Wiktionnaire donne:
«Entreprise en préparation formée secrètement entre deux ou plusieurs personnes contre l’intérêt d’un État (ou au sein même de l'État), d’un groupe de personnes ou une personne».

Le Larousse en ligne donne:
«Atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation.
Résolution concertée de commettre un attentat et matérialisée par un ou plusieurs actes.
Par extension, projet plus ou moins répréhensible d'une action menée en commun et secrètement».

 Dans le Dictionnaire Hachette multimédia de 1999 on a:
«Machination formée secrètement par deux ou plusieurs personnes contre une autre ou contre une institution».

Et dans Le Robert électronique de 2005:
«Projet concerté secrètement contre la vie, la sûreté de quelqu'un, contre une institution».

Il existe un autre mot, de peu d'usage ces temps-ci, qui pour ces dictionnaires est un synonyme ou quasi-synonyme de “complot”, celui de “conspiration”.

Selon le TLF:
«1. Accord secret entre plusieurs personnes en vue de renverser le pouvoir établi ou ses représentants [...]. Synonymes. complot, conjuration [...].
2. Par extension. Entente secrète entre plusieurs personnes ou choses personnifiées»
.

Selon le Wiktionnaire:
«Entente secrète entre plusieurs personnes».

Selon Le Larousse en ligne:
«Complot tramé contre un régime politique ou un homme politique.
Cabale, intrigue dirigée contre quelqu'un; machination».

Selon Le Hachette de 1999:
«Complot contre l’État ou ses dirigeants.
Par extension. Intrigue, machination dirigée contre quelqu’un ou quelque chose»
.

Selon Le Robert de 2005:
«Accord secret (entre deux ou plusieurs personnes) en vue de renverser le pouvoir établi».

Dans mon usage, complots et conspirations n'ont pas la même définition, les premiers ont un projet qui implique un contrôle de la société, les seconds ne l'intègrent pas nécessairement, les complots s'articulent sur une idéologie de l'agir, de l'excitation, de l'émotivité, les conspirations sur une idéologie du non-agir, de l'ataraxie, de l'absence de troubles. On peut dire qu'un conspirateur n'a pas proprement de projet sinon la “réalisation de soi” sans préjuger de ce qu'est le “soi” ni de la manière de “se réaliser”. Mes lectrices et lecteurs habituels le savent, je suis agnostique, athée et plutôt anti-clérical, mais savent aussi que je puise beaucoup de ma “sagesse” dans des traditions gnostiques et souvent théistes, dans des “religions”; il y a pas mal de raisons à ça, dont la rhétorique n'est pas la moindre: pour dialoguer il faut pouvoir convaincre, pouvoir se convaincre mutuellement, aller vers le consensus, et cela se fait par la rhétorique, l'art de la parole. Si on n'est pas capable de s'entendre, à quoi bon s'écouter? La fameuse sentence, attribuée à John Stuart Mill, «La liberté des uns s'arrête où commence celle des autres», ne me convient pas, ma propre sentence est: «La liberté des uns commence où commence celle des autres». Dans une société, la seule manière de réduire ou maintenir le niveau d'entropie est la solidarité, qui ne peut s'obtenir que si chacun de ses membres a l'opportunité de, peut-on dire, “vivre une vie au-dessus de la sienne”. Les membres d'une société sont toutes les entités du vivant contribuant à sa constitution systémique, toutes celles sans qui elle ne persisterait pas telle qu'elle existe, et toute celles dont l'existence dépend de la sienne, ce qui inclut donc toutes les formes animales, végétales, mycéliennes, tous les unicellulaires eucaryotes et procaryotes qui “vivent au-dessus de leur vie” du fait même de l'existence de cette société, et non les seuls humains. Et en négatif, les autres espèces et individus qui “vivent une vie en-dessous de leur vie” participent de cette société sans proprement y appartenir. “Vivre une vie au-dessus de sa vie” signifie simplement que dans un autre contexte ces individus ou/et ces espèces auraient une vie plus difficile, plus courte et moins prolifique ou proliférante.

Un complot est antisocial dans son principe puisqu'il ne considère que le profit des individus qui selon ses concepteurs participent de son projet, alors qu'une conspiration est “prosociale” puisqu'elle considère le profit de tous. Ça ne signifie pas qu'une conspiration profite à tous ni qu'un complot ne profite qu'aux individus qu'il est censé privilégier, simplement un conspirateur ne préjuge pas de qui doit et peut tirer profit de la société, un complotiste.le préjuge. On peut dire que seule importe la question de l'élection: pour un conspirateur n'importe qui peut être “élu”, ou chacun, ou personne, pour un complotiste seuls les “méritants” ou les “prédestinés” peuvent l'être.

De l'élection, des électeurs et des élus.

Les Constituants de 1789 ne se payaient pas de mots, enfin si mais autrement qu'aujourd'hui, ils se supposaient les uns les autres suffisamment cultivés pour le pas nommer “chien” un chat, par exemple ne pas nommer “démocratie” un régime aristocratique. Un éminent idéologue de la Révolution française pour du Consulat et du Premier Empire napoléonien, Emmanuel-Joseph Sieyès, dit souvent l'abbé Syeiès, ce qui est amusant pour l'un ce ceux qui, quand la loi le permit, quitta les ordres et sa charge d'abbé, fut assez explicite là-dessus:

«Les Peuples Européens modernes ressemblent bien peu aux Peuples anciens. Il ne s’agit parmi nous que de Commerce, d’Agriculture, de Fabriques, etc. Le désir des richesses semble ne faire de tous les États de l’Europe que de vastes Ateliers: on y songe bien plus à la consommation et à la production qu’au bonheur. Aussi les systèmes politiques, aujourd’hui, sont exclusivement fondés sur le travail; les facultés productives de l’homme sont tout; à peine fait-on mettre à profit les facultés morales qui pourraient cependant devenir la source la plus féconde des plus véritables jouissances. Nous sommes donc forcés de ne voir, dans la plus grande partie des hommes, que des machines de travail. Cependant vous ne pouvez pas refuser la qualité de Citoyen, et les droits du civisme, à cette multitude, sans instruction, qu’un travail forcé absorbe en entier. Puisqu’ils doivent obéir à la Loi, tout comme vous, ils doivent aussi, tout comme vous, concourir à la faire. Ce concours doit être égal.
Il peut s’exercer de deux manières. Les Citoyens peuvent donner leur confiance à quelques-uns d’entre eux. sans aliéner leurs droits, ils en commettent l’exercice. C’est pour l’utilité commune qu’ils se nomment des Représentants bien plus capables qu’eux-mêmes de connaître l’intérêt général, et d’interpréter à cet égard leur propre volonté.
L’autre manière d’exercer son Droit à la formation de la Loi, est de concourir soi-même immédiatement à la faire. Ce concours immédiat, est ce qui caractérise la véritable démocratie. Le concours médiat désigne le Gouvernement représentatif. La différence entre ces deux systèmes politiques est énorme.
Le choix entre ces deux méthodes de faire la Loi n’est pas douteux parmi nous.
D’abord, la très-grande pluralité de nos Concitoyens n’a ni assez d’instruction, ni assez de loisir, pour vouloir s’occuper directement des Lois qui doivent gouverner la France; leur avis est donc de se nommer des Représentants; et puisque c’est l’avis du grand nombre, les hommes éclairés doivent s’y soumettre comme les autres. Quand une société est formée, on sait que l’avis de la pluralité fait Loi pour tous.
Ce raisonnement qui est bon pour les plus petites Municipalités, devient irrésistible quand on songe qu’il s’agit ici de Lois qui doivent gouverner vingt-six millions d’hommes; car je soutiens toujours que la France n’est point, ne peut pas être une Démocratie; elle ne doit point devenir un État fédéral, composé d’une multitude de Républiques, unies par un lien politique quelconque. La France est et doit être un seul tout, soumis dans toutes ses parties à une Législation, et à une Administration communes. Puisqu’il est évident que cinq à six millions de Citoyens actifs, répartis sur plus de vingt-cinq mille lieues carrées, ne peuvent point s’assembler; il est certain qu’ils ne peuvent aspirer qu’à une Législature par représentation. Donc les Citoyens qui se nomment des Représentants, renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes, immédiatement la Loi: donc ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. Toute influence, tout pouvoir, leur appartiennent sur la personne de leurs mandataires; mais c’est tout. s’ils dictaient des volontés, ce ne serait plus cet état représentatif; ce serait un État démocratique.
On a souvent observé, dans cette Assemblée, que les Bailliages n’avaient pas le droit de donner des Mandats impératifs; c’est moins encore. Relativement à la Loi, les Assemblées commettantes n’ont que le Droit de commettre. Hors de là, il ne peut y avoir entre les Députés et les Députants directs, que des mémoires, des conseils, des instructions. Un Député, avons nous dit, est nommé par un Bailliage, au nom de la totalité des Bailliages; un Député l’est de la Nation entière; tous les Citoyens sont ses Commettants: or, puisque dans une Assemblée Bailliagère, vous ne voudriez pas que celui qui vient d’être élu, se chargeât du vœu du petit nombre contre le vœu de la majorité, vous ne devez pas vouloir, à plus forte raison, qu’un Député de tous les Citoyens du Royaume écoute le vœu des seuls Habitants d’un Bailliage ou d’une Municipalité, contre la volonté de la Nation entière»
(Emmanule Sieyès, extrait de Dire de l’abbé Sieyès, sur la question du Veto royal, à la séance du 7 septembre 1789).

Souligné par Ma Pomme, mis en exergue par l'auteur. Ordinairement, comme par exemple dan le billet d'Hippolyte Varlin «Le Serment du Jeu de paume… ou quand une esquisse en suggère une autre», on cite ce passage ou une partie de ce passage:

«Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne  serait plus cet État représentatif; ce serait un État démocratique. Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants».

C'est suffisant pour comprendre que les Constituants de 1789 à 1791, de 1793 et de 1795, ne souhaitaient pas d'un régime démocratique, ça ne suffit pas pour comprendre et définir le régime souhaité par Sieyès et qui fut celui adopté, y compris durant la période 1793-1795. La partie que j'ai soulignée pour mettre en évidence le fait que pour Sieyès, et pour une majorité des Constituants de 1789, le régime à mettre en place serait nécessairement censitaire, que si on «ne pouv[ait] pas refuser la qualité de Citoyen, et les droits du civisme, à cette multitude, sans instruction, qu’un travail forcé absorbe en entier», donc aux «vingt-six millions d’hommes» (d'humains) que comptait la France de l'époque, en revanche seuls les «cinq à six millions de Citoyens actifs» pouvaient nommer les Représentants. Paradoxalement ces “citoyens actifs” sont ceux qui ont «assez de loisir, pour vouloir s’occuper directement des Lois»., dit autrement, les “citoyens actifs” sont ceux les moins actifs, ceux qui ont “assez de loisir” pour contribuer à la législation...

L'argumentaire de Sieyès est assez sensé et assez consistant dès lors qu'on accepte son présupposé, «la France n’est point, ne peut pas être une Démocratie; elle ne doit point devenir un État fédéral, composé d’une multitude de Républiques, unies par un lien politique quelconque», et cet autre principe, «les Bailliages [n’ont] pas le droit de donner des Mandats impératifs». Si on ne les accepte pas, il apparaît inconsistant, de la pure sophistique, cette forme de rhétorique qui, comme je le disais, présente comme une évidence, un “fait de nature”, ce qui est une opinion

Sieyès, en bon rhéteur, en bon sophiste, prend soin de ne pas nommer le régime proposé car «le concours médiat [qui] désigne le Gouvernement représentatif» n'est pas un “système politique” très déterminé, contrairement à la démocratie. Sieyès et ses contemporains discutent ces questions dans le cadre de la Politique d'Aristote. Dans sa typologie du livre III, chapitre V, il propose cette division des gouvernements:

  • Gouvernements purs: royauté, aristocratie, république;
  • Gouvernements corrompus: tyrannie, oligarchie, démagogie.

Le troisième “gouvernement pur” correspond précisément à la démocratie:

«Quand la majorité gouverne dans le sens de l'intérêt général, le gouvernement reçoit comme dénomination spéciale la dénomination générique de tous les gouvernements, et se nomme république».

Dit autrement, tous les gouvernements sont des “républiques”, des manières de gérer la “chose publique”; royauté et tyrannie sont “le gouvernement d'un seul”, aristocratie et oligarchie “le gouvernement de quelques-uns”, démocratie et démagogie “le gouvernement de tous”. On peut lire cette mention, que la démocratie «reçoit comme dénomination spéciale [celle] de tous les gouvernements» comme une opinion: le gouvernement “le plus pur” est celui-ci.

Clairement, Sieyès propose donc “le gouvernement de quelques-uns”; comme il en propose une lecture méliorative, on peut supposer que pour lui il s'agit d'un régime de type aristocratique, raison pourquoi il ne le nomme pas: en 1789, “aristocratie” et “noblesse” sont des quasi-synonymes (aujourd'hui aussi, d'ailleurs), d'où, comme le mentionne l'article de Wikipédia, on peut faire cette proposition:

«Le baron Ernest Seillière relève chez Sieyès une exhortation à l'opposition entre le tiers état, vu comme d'origine gallo-romaine, contre l'aristocratie, décrite comme étant d'ascendance germanique (franque) ; Sieyès proposait de “renvoyer dans les forêts de la Franconie toutes ces familles (nobles) qui conservaient la folle prétention d'être issues de la race des conquérants et de succéder à leurs droits”».

On y lit cette confusion entre les notions de noblesse et d'aristocratie. Or, la noblesse de 1789 est une oligarchie, “le pouvoir de ceux qui ont le pouvoir”, le pouvoir des “riches” qui ne gouvernent que pour leur intérêt propre et contre l'intérêt général. Dans son plaidoyer Sieyès dit:

«Nous observions il y a un instant que l’inégalité des droits politiques nous ramenait à l’Aristocratie».

Or c'est la première et une des deux seules fois où le mot apparaît. Il disait ceci, précédemment:

«Un Votant, quel qu’il soit, peut-il, dans une Assemblée quelconque, avoir plus de voix que tout autre Opinant?… Cette question a ses profondeurs; mais il n’est pas nécessaire de s’y enfoncer en entier, pour prononcer que la moindre inégalité, à cet égard, est incompatible avec toute idée de liberté et d’égalité politique. Je me contente de vous présenter le système contraire, comme ramenant à l’instant la distinction des Ordres. Car ce qui caractérise la pluralité des Ordres est précisément l’inégalité des droits politiques. Il n’existe qu’un Ordre dans un État, ou plutôt il n’existe plus d’Ordres, dès que la représentation est commune et égale, sans doute nulle classe de Citoyens n’espère conserver en sa faveur une représentation partielle, séparée et inégale. Ce serait un monstre en politique; il a été abattu pour jamais».

Les systèmes politiques sont corruptibles, c'est certain. La corruption de la démocratie est la démagogie, c'est-à-dire le cas où l'on ne vise plus l'intérêt général mais le seul intérêt des “pauvres”. Bien sûr ce n'est pas le cas, le processus démagogique est celui expliqué par les actuels dirigeants hongrois et polonais, et par le bientôt ex-président étasunien: je gouverne pour le seul intérêt de ceux qui m'ont élu. La logique démagogique est simple, la seule loi qui vaut est celle de la majorité, à l'exclusion de tous les droits des minorités. Symboliquement c'est “le pouvoir des pauvres” ou des “impuissants”, de fait ça débouche sur une oligarchie ou une tyrannie quel que soit le régime initial. Presque tous les régimes actuels en Europe sont au mieux aristocratiques, au pire oligarchiques, très souvent un mixte des deux, avec une dominante de l'un ou l'autre groupe. Et quand ces régimes tendent à la corruption (ou à un niveau plus important de corruption que celui habituel) ils vont “naturellement” vers l'oligarchie ou la tyrannie.

La base de la corruption dans ces régimes est l'élection. Au temps de Sieyès on le savait: l'élection en politique est une pratique aristocratique. Je précise, l'élection au filtre d'un millénaire et demi de philosophie chrétienne, le mot latin “electio” signifie «choix» et ne préjuge pas de la manière de choisir, mais dans un contexte chrétien et plus largement “judéo” (dans mes concepts “juédo” réfère à toutes les idéologies découlant de celle proposée par la Torah) le type de choix implicite est celui de l'arbitraire et du mérite: le choix de Dieu. Dans les démocraties on préfère des modes de sélection des gouvernants et représentants qui laissent de la place au hasard, on préfère le tirage au sort. Une fausse représentation de la chose, qui persuade mes contemporains de ne pas vouloir ce type de procédures, est qu'il s'agit d'un hasard total, ça ne se passait pas ainsi bien sûr, le processus était similaire à celui qui permet la sélection des jurés dans les tribunaux: on dresse des listes de personnes qu'on suppose en capacité de gouverner, ou de juger, ou de légiférer, et l'on tire au sort le nombre voulu de personnes parmi celles de ces listes. Il y avait souvent quelques règles secondaire pour “corriger le hasard”, entre autres une égale représentation des dèmes, des “circonscriptions”, un délai de décence entre deux nominations donc le retrait de postulants qui ont été désignés avant la fin de ce délai, etc. Cela dit, la part de hasard n'est pas moindre dans les régimes où la désignation se fait par élection mais d'autre manière. On peut même dire qu'il y a beaucoup plus d'aléa dans ce genre de procédure.

Dans un mode de désignation par élection on suppose qu'il y a des “meilleurs”, ce que dit proprement “aristocratie“, «du grec ancien άριστος, áristos (“excellent, le meilleur/plus”) et κράτος, krátos (“pouvoir”)». Mais rien ne le démontre car gouverner, juger et légiférer sont des fonctions qui ne demandent nul talent particulier, ou du moins ne le devraient pas. Enfin si, ça demande un certain talent, comprendre ce qu'on ouït ou lit, dit ou écrit. Ça requiert d'avoir la maîtrise de la parole. Un talent nécessaire mais non suffisant, n'être pas maître de la parole garantit de mal remplir ces fonctions, en être maître ne garantit pas de les bien accomplir. Il y a quelque chose de fondamentalement faux dans l'hypothèse aristocratique, la supposition qu'il y a des “meilleurs” donc des “non meilleurs” dans l'ordre des positions sociales. Sieyès prétend, dans son Dire..., que le système qu'il défend n'établit pas de privilège, contrairement à celui aboli le 9 août de cette même année 1789:

«Remarquez, Messieurs, une autre conséquence du système que je combats ici. si le suffrage d’un Votant pouvait valoir deux suffrages en nombre, il n’y aurait plus de raison pour que la même autorité qui lui a accordé ce Privilège politique, ne pût lui accorder celui de peser autant que dix, que mille suffrages. Vous voyez, Messieurs, que de là, à les valoir tous, à les remplacer tous, il n’y a qu’un pas. si une volonté peut valoir numériquement deux volontés dans la formation de la Loi, elle peut en valoir 25 millions. Alors la Loi pourra être l’expression d’une seule volonté; alors le Roi pourra se dire seul Représentant de la Nation. Nous observions il y a un instant que l’inégalité des droits politiques nous ramenait à l’Aristocratie: il est clair que ce système odieux ne serait pas moins propre à nous plonger dans le plus absurde Despotisme».

Mais du fait qu'il définit que le choix des Représentants sera laissé à «cinq à six millions de Citoyens actifs» et non à tous les citoyens en âge de voter (cela dit ces cinq à six millions auraient constitué une part importante des citoyens mâles en âge de voter, ce qui n'est pas si loin du suffrage universel masculin, mais par la suite, de 1795 à 1875, sauf le court moment de la II° République, de droit, ou de fait mais par instrumentalisation du droit, quand il y avait un droit de vote tous les systèmes électoraux furent censitaires, c'est-à-dire limitaient le corps électoral, et même doublement censitaires: un cens pour les électeurs et un cens encore plus restrictif pour les possibles candidats), on se serait trouvé – et on se trouva – dans la situation où «un Votant pouvait valoir deux suffrages en nombre», ou trois, ou cinq, raison pourquoi i fut si aisé à partir du Directoire qu'«un Votant {ait le] Privilège politique [de se voir] accorder [le privilège] de peser autant que dix, que mille suffrages», et au bout du compte, avec le Premier Empire et la Première Restauration, qu'il n'y ait qu'un électeur, et qu'un élu, duquel tout privilège découlait. Remarquez, il y a une certaine logique en cela, et en Sieyès, puisque celui-ci fut en France le principal idéologue de la période 1795-1848 et majeur inspirateur de la loi fondamentale de 1789 à 1804. Je précise, principal idéologue en ce qui concerne la définition des institutions et des rapports entre les pouvoirs. Intéressant de savoir que celui qui en 1789 plaidait contre “le pouvoir d'un seul”, monarchie ou tyrannie, et pour un régime où le souverain est la Nation incarnée en ses Représentants élus, est celui qui en 1798 fut un des principaux organisateurs du coup d'État qui amena le pouvoir d'un seul, celui de Napoléon, et la suspension du droit pour les citoyens de nommer leurs représentants. Sieyès est un cas étrange: en son temps il parvint rarement à faire adopter ses projets constitutionnels, même s'il participa, directement ou indirectement, à la rédaction de toutes les Constitutions de 1789 à 1830, parfois de manière prépondérante, en revanche les régimes qui se mirent en place à partir de 1870, y compris l'État français, lui doivent beaucoup. Au point que l'actuelle Constitution, celle de la V° République, semble dictée par lui, notamment avec la mise en place d'un Conseil constitutionnel qui ressemble beaucoup, spécialement à partir de 1974, à son projet de «jurie constitutionnaire», que l'on compare inexactement aux “cours suprêmes” de certains États, sinon que certaines évolutions récentes, notamment les «QPC», les «questions prioritaires de constitutionnalité», les en rapprochent un peu: contrairement à ces autres institutions, pour l'essentiel le Conseil constitutionnel, ce qui correspond au vœu de Sieyès, détermine le constitutionnalité d'un texte avant qu'il entre en vigueur, et même dans le cas des QPC il s'interroge sur leur “constitutionnalité” sans trop tenir compte de l'usage qui en fut fait, sur la jurisprudence, même si elle a sa place dans ses décisions.

Sieyès est un personnage intéressant, un texte que je n'ai pas encore lu fait un rapprochement pertinent, De la soutane au bonnet phrygien et a l’habit de cour, Sieyès - Fouché - Talleyrand, par Henry Noëll. Le fait est, pendant toute la période allant de la Révolution à la Seconde Restauration ces trois hommes ont beaucoup en commun, ce que dit ce titre, passer du clergé à l'adhésion à la Révolution, avec une rupture à leurs allégeances cléricales, puis à la “courtisanerie” donc en rupture avec leur parcours révolutionnaire, et ce qu'il ne dit pas: leur formidable longévité au travers de tous les régimes qui se succédèrent, sauf Fouché qui ne passa pas le cap de la Première Restauration mais eut un sort assez clément eut égard à ses “péchés”, son implication non négligeable dans toutes les phases de la Révolution et de l'Empire. Mais d'une certaine façon il survécut politiquement à la fin de l'Empire car presque toute sa police, et notamment sa police politique, fut recyclée dans les régimes de la Restauration. Je vais probablement lire ce texte, qu'on peut se procurer pour la modique somme de 6€ – pardon! De “seulement” 5,99€... – sur le site leslibraires.fr, mais je ne suis pas certain qu'il m'apprendra grand chose, les personnes qui s'intéressent aux processus plus qu'aux structures savent à quel point ces trois-là sont fondateurs du passage de l'Ancien Régime à tous les régimes qui lui succédèrent, Sieyès pour tout ce qui a trait au fonds idéologique de ces régimes, Talleyrand pour... Et bien pour ce qu'on nomma par après la “realpolitik” – comme l'article de Wikipédia l'indique il n'en fut pas l'inventeur mais il fut l'un de ceux, et éminemment l'un de ceux-ci, qui eurent l'art de trouver une forme nouvelle adaptée aux réalités nouvelles de cette vieille pratique de la diplomatie –; quant à Fouché, il n'est pas pour rien dans la mise en place de ce que Max Weber théorisa plus tard sous le nom de “monopole de la violence physique légitime”. Là aussi il n'en est pas l'inventeur mais là aussi il sut comme Talleyrand pour la diplomatie l'adapter aux réalités nouvelles. Le début de l'avant-propos  du texte de Noëll les définit assez bien:

«Un abbé, un oratorien, un évêque. Tels sont, à la veille de la Révolution, les trois personnages que nous allons voir vivre et évoluer pendant près d’un demi-siècle. Personnages paisibles, édifiants même, semblerait-il au premier abord... Et pourtant il n’en est peut-être pas, dans toute notre histoire, qui aient mené une existence plus étonnante, plus multiple, plus fourmillante de contradictions, d’audaces, de gestes grandioses ou révoltants, plus brûlante d’ambitions, de cynisme et de passion déchaînée!
Ces trois hommes, qu’un destin singulier semble s’être plu à rapprocher sans cesse au cours des années, ne se ressemblaient guère d’origine et de tempérament. Sieyès, bourgeois, fils de bourgeois, est le juriste du trio, le théoricien, le rédacteur de Constitutions ; même au pouvoir, il ne sera jamais vraiment un homme d’action. Honnête au sens le plus habituel du mot, il ne le paraîtra pas aussi complètement en politique. Oscillant entre les partis, plus riche de prudence que de courage, il sera tour, à tour suspect à tous. Mais après les coupes sombres de la Convention, la pénurie d’hommes de talent assurera autant que son assiduité au travail sa brillante carrière.
Fouché, au contraire, est le type même de l’homme d’action, mais sans ménagements et sans scrupules. D’origine fort modeste, plébéien dans l’âme, il restera dans une certaine mesure, même sous l’habit doré de Ministre de la Police, l’ancien révolutionnaire audacieux, le mitrailleur de Lyon. Risquant le tout pour le tout chaque fois qu’il le faudra, il se présente à nous avec la vie la plus romanesque, la plus bouleversée, la plus féconde en contrastes que l’imagination puisse rêver.
Talleyrand, enfin, de très haute et vieille lignée, est et reste, en réalité, tout au long de sa carrière, le partisan avoué ou non, de l’Ancien Régime. Diplomate dépravé, sans droiture et sans foi, mais d’une intelligence hors de pair et d’un esprit étincelant, il s’imposera à tous et partout par sa valeur personnelle et par son talent. Ce n’est pas un grand exemple, mais c’est une grande figure».

La description de Talleyrand est datée, elle émane d'un auteur radical-socialiste de la III° République, mais n'est pas fausse, tenant compte de ce que si mème sa réputation de «diplomate dépravé, sans droiture et sans foi» peut être exacte la valeur d'une personne publique ne dépend pas sa valeur comme personne privée. On ne prête qu'aux riches, la sentence «Il n'y a pas de héros pour son valet de chambre» est attribuée tantôt à Hegel, tantôt à Goethe; cette page l'attribue sous cette forme à madame Cornuel, rapportée par Mademoiselle Aïssé, en rappelant que l'idée existait avant 1728, reste que la petitesse des grands hommes ne change rien à leur grandeur. Quant à l'assertion de Noëll, Talleyrand fut «tout au long de sa carrière, le partisan avoué ou non, de l’Ancien Régime», elle est assez douteuse. Celui-ci et les deux autres m'apparaissent avant tout comme des “étatistes-nationalistes”, d'abord défenseurs de leur nation et devant l'évolution des choses, partisans de l'État comme meilleur défenseur de la nation.

Donc, la sélection aléatoire des “meilleurs”. Les dernières présidentielle et législatives en France le démontrent clairement. Pourquoi Emmanuel macron fut-il élu en 2017, parce que c'était “le meilleur des meilleurs”? Pas vraiment. Plutôt parce que tous les autres postulants plus vraisemblables que lui virent leur candidature compromise. Dans le billet «Processus: une victoire surprise annoncée» j'évoquais la chose:

«Emmanuel Macron apparaît dans les listes [des instituts de sondage], comme ça, au pifomètre (on n'est pas à un mois près) en mai 2016, et disparaît le mois suivant. Probable que son apparition est contemporaine de sa déclaration anticipée de candidature, et sa disparition tributaire du silence accablant sur sa candidature les mois suivants. Il réapparaît en septembre ou octobre, et disparaît de nouveau ensuite. Possible qu'il ait sorti son fameux bouquin ce mois-là, ça aide toujours les politiciens un peu à la ramasse de sortir un bouquin, mais pas toujours très longtemps, ça dépend de leur notoriété [...].
Donc, Macron, un p'tit tour et puis s'en va. Il ne revient dans la liste qu'en décembre 2016, pour une raison dérisoire: a pus d'candidat d'gôche. Enfin, de candidat de la gauche “convenable”, vous savez, celle “de gouvernement”. Hollande vient d'annoncer que non, il n'ira pas [...]. Macron y revient mollement, rapport au fait que la “primaire de gauche” (bon d'accord, la primaire socialiste avec deux sociaux-libéraux repeints en vert – qui se mettront En Marche peu après – et un figurant radical de plus ou moins gauche) n'a pas eu lieu et que les paris placent Manuel Vals en tête. Un poil trop à droite, le Vals, mais faute de Hollande on prend ce qu'on a... Et là, après la catastrophe “primaire de droite” avec un lauréat très à droite, la catastrophe “primaire de gauche” avec un lauréat très à gauche (bon, très à gauche dans le cadre du PS, ce qui modère un peu le niveau de gauchitude...). Panique chez les commentateurs politiques: après Charybde (Juppé tricard), Scylla (Vals blackboulé), le chouchou de droite et le (demi-)chouchou de gauche sortis des pronostics, et assez sèchement, en faveur de deux cloches imb...ables [...]. C'est là, juste après la désignation de – c'est quoi déjà son nom ? Je cherche. C'est pratique Internet. Voilà, Benoît Hamon. Rarement vu un politicien devenir aussi invisible en aussi peu de temps. Faut dire, vu son score nanométrique à la présidentielle, à sa place je me serais rangé des voitures. Mais ces gars sont des drogués, il fut dans les hautes sphères de son parti dès 1993 mais déjà bien inséré quelques années avant, on n'arrête pas comme ça, c'est sûr. Je me demande s'il y a des cures de désintoxication pour les politiciens. Donc, c'est juste après la désignation de Hamon que Macron devint le nouveau, mais tardif, chouchou. C'est aussi presque contemporain du début de dessoudage de Fillon. Ça avait commencé un peu avant mais ça devint sérieux à partir de la mi-janvier 2017. C'est que, un “candidat surprise” aussi improbable ça ne se construit pas si facilement, il faut un peu, et même beaucoup, faire le ménage. Pour Hamon, bon, pas de problème, les socialos ont l'habitude de faire le travail eux-mêmes, cf. Jospin 2002, cf. Royal. Hollande y a échappé, rapport au fait qu'un type qui a été officiellement ou officieusement à la tête d'un parti aussi longtemps que lui a des fiches et des dossiers sur tout le monde, ça calme les ardeurs assassines...
Donc, faire le ménage. Le plus emmerdant (là je ne censure pas, vulgaire mais non grossier) était Fillon. Remarquez, à droite c'est comme à gauche, on sait très bien couler un candidat, lui savonner la planche, mais plus discrètement, y a des trucs qui sortent, on ne sait trop d'où ni comment mais il n'y a pas besoin d'être Grand Clerc pour imaginer la chose. Bon, le reste, les usages douteux (licites mais douteux) de l'argent public, le train de vie, les emplois fictifs, ça peut venir d'un peu partout, mais le coup de couteau dans le dos, le truc qui ne peut venir que de très proches, des “amis de trente ans”, ce sont les costumes de luxe payés en liquide par un “sympathisant” un peu espion, un peu escroc, un peu mafieux: là, aucune enquête journalistique, aucun “cabinet noir” ne peut découvrir un truc pareil. C'est signé. On n'est jamais si bien servi que par ses amis de trente ans. Faut dire, sa désignation a fait plus d'un aigri, un bureaucrate pâlichon (vous savez, «je décide, il exécute») qui banane tous les grossiums, ça crée des rancunes.
Je ne retrace pas toutes les péripéties [...]. Je vous conseille le visionnage des couvertures de tous les (comme on dit en français contemporain) news magazines, pour y constater la brusque apparition, semaine après semaine, d'Emmanuel Macron. J'exagère, on a eu droit à Fillon (pour suivre le feuilleton de ses déboires), Mélenchon (pas précisément pour faire sa propagande) et Le Pen (pas exactement pour en dire du bien) de temps à autre. Hamon, il a peut-être eu droit à quelques couv' après sa désignation, et puis s'en va...».

Je l'écrivais dans ce billet, c'est plus un libelle qu'une étude sérieuse mais ce que dit est assez exact même si imprécis. Il n'est besoin d'aucun talent pour faire fonction de chef de l'État sinon de présenter bien, d'avoir un verbe posé et haut quand il le faut, et de savoir présider, ce qui consiste avant tout à savoir écouter, entendre et distribuer la parole, il n'y a pas de diplôme pour la fonction, tout au plus y a-t-il besoin d'une évaluation pour les qualités dites, un président qui ne saurait pas faire ce que dit la Constitution française actuelle dans son article 5,

«Le Président de la République veille au respect de la Constitution. Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l'État.
Il est le garant de l'indépendance nationale, de l'intégrité du territoire»,

ne conviendrait pas. Parlant de Constitution, pour moi je préfère de beaucoup celle de la IV° République à celle de la V° République, on a fait une sale réputation à ce régime, dans un billet non encore publié, «J'ai demandé au Gouvernement de... (version longue)», je comparais l'ordre des titres de ces deux Constitutions. Ce billet concerne “la situation actuelle”. J'en disais notamment:

«Comme il devrait se savoir, elle découle de l'instauration d'un régime politique en rupture avec la démocratie, celui déterminé par la Constitution de 1958. Le fait de mentionner dans son premier article que la France est démocratique n'induit pas que ça se vérifie. le mot “république”, même avec une majuscule initiale, ne désigne pas un régime politique mais un mode d'organisation de l'exécutif, au cours des temps, et encore aujourd'hui, les monarchies, des oligarchies, des aristocraties et des démocraties ont adopté un mode d'organisation républicain.  Il est des régimes incompatibles avec cette organisation (tyrannie, dictature, monarchie absolue) et ceux précédemment cités peuvent ne pas adopter cette organisation – pour les démocraties c'est difficile mais non impossible –, en tout cas affirmer que la France est une République n'induit pas que ce soit une démocratie. Dans un autre billet je me livrais à une comparaison entre la Constitution de 1946 et celle de 1958, et j'y relevais deux différences notables. D'abord, l'ordre des titres:».

Suivent les titres des deux Constitutions, qu'on peut obtenir en suivant les liens ci-dessus. Puis ceci, que je cite un peu longuement, ce billet n'étant pas encore disponible:

«En 1946, on a par ordre

  1. le Parlement et le Conseil économique,
  2. les traités,
  3. le président et le gouvernement,
  4. la Communauté (l'Union française),
  5. le Conseil supérieur de la magistrature,
  6. les collectivités territoriales de rang subalterne.

En 1958 on a par ordre

  1. le président et le gouvernement,
  2. le Parlement;
  3. les traités,
  4. le Conseil constitutionnel,
  5. l'autorité judiciaire et la Haute Cour de justice,
  6. le Conseil économique et social,
  7. les collectivités territoriales de rang subalterne,
  8. la Communauté (l'Union française). et les accords d'association.

Sans considération de la validité de ces textes en la matière, le premier tient compte de la prééminence dans le temps ou dans la structure organique de chaque institution: Parlement et Conseil économique sont en aval, et forment le législatif, le président et le gouvernement forment l'exécutif, les traités résultent d'une conciliation entre législatif et exécutif, la Communauté reporte dans les Territoires d'Outre-mer législatif et exécutif, le judiciaire est en aval, les collectivités territoriales comportent à leur niveau et dans leurs prérogatives la même organisation des pouvoirs: le second place en premier l'exécutif, ce qui met en position subalterne toutes les autres institutions; en outre il sépare le Parlement et le Conseil économique et social; la présence en dernier de la Communauté est déterminée par le contexte historique: en 1958, toute personne raisonnable comprenait que “l'Union française” était déjà dans le passé et qu'incessamment elle disparaîtrait – et de fait sinon encore pleinement de droit,  en 1963 elle avait déjà disparu. Sans même regarder précisément ces deux constitutions, la simple succession des titres fait comprendre que l'une est au moins dans son esprit démocratique, la seconde non.
L'autre différence est moins perceptible car dans ces deux constitutions l'exécutif a en premier l'initiative de la loi, le Parlement ne l'ayant qu'en second; ça n'apparaît pas clairement si on ne sait pas que dans la IV° République l'exécutif est un auxiliaire du législatif, tous les membres du gouvernement doivent être parlementaires et le restent, alors que dans la V° République la qualité de parlementaire n'est pas requise et en outre perdue quand on est nommé ministre – il y a quelques temps, sous Chirac ou Sarkozy, probablement sous Sarkozy, on a institué une règle, un ministre qui fut parlementaire retrouve son siège s'il sort du gouvernement mais c'est de la cuisine partisane et ça ne change rien au fait: dans la V° République il y a rupture de subordination, l'exécutif n'est plus second relativement au législatif.
La situation actuelle non contextuelle est donc celle d'un régime qui s'affirme démocratique mais qui ne l'est pas puisque l'exécutif est premier et en outre son propre législateur et son propre contrôleur. Fondamentalement c'est un régime aristocratique, ce qui ne le distingue guère de la grande majorité des régimes précédents qui se succédèrent entre 1794 et 1958, on a renommé le siècle dernier ce type de régime en “méritocratie”, ce qui signifie la même chose: l'aristocratie (du grec ancien άριστος, áristos («excellent, le meilleur») et κράτος, krátos («pouvoir») est le régime de ceux qui méritent le pouvoir car ils sont “les meilleurs”, la méritocratie le régime de ceux qui sont les meilleurs au pouvoir car ils “le méritent”. Factuellement c'est un régime mixte, avec une composante formelle et en partie réelle d'aristocratie, une composante réelle et en partie formelle d'oligarchie, un terme qui signifie le «pouvoir du petit nombre», et qui s'applique aux situations où le pouvoir est détenu par un groupe restreint de manière héréditaire, on dira, “le pouvoir de ceux qui ont déjà le pouvoir“, et une composante toujours informelle et plus ou moins importante de ploutocratie, le “pouvoir des riches”. La ploutocratie est informelle en France, dans d'autres contextes elle est formelle même si elle n'est pas désignée telle, cas par exemple de l'Arabie Séoudite, au départ un protectorat britannique où le pouvoir fut concédé localement à une ”famille” assez large (plus un clan qu'une famille) qui avait déjà une prééminence économique qui n'a fait que se renforcer depuis – idem pour les autres “monarchies du Golfe” d'ailleurs, qui sont d'origine récente (première moitié du XX° siècle) et dont les fondateurs sont au départ des supplétifs de l'Empire britannique en tant qu'agents économiques, puis politiques et administratifs. En France non, depuis au moins 1871 même quand on l'est on ne peut plus se revendiquer ploutocrate, c'est socialement incorrect. Eh quoi! Les privilèges y sont abolis...»
.

Le principal défaut de la IV° République? Trop démocratique pour son temps. Prenez un des principaux reproches qui lui est fait, la supposée instabilité de ses gouvernements, n'est pas si évident. Dans un autre texte, déjà ancien celui-ci (en date de 2003) mais republié récemment ici, «Quelques nouvelles de Mars», j'avais fait quelques remarques là-dessus. Tiens ben, je cite encore un peu longuement, rapport au fait que tout un passage dit déjà ce que je me préparais à écrire ici, ça me simplifiera la tâche:

«En 1873, s'installe une République, qui peu à peu va s'orienter vers la démocratie. C'est probablement une cause importante de la défaite de 1940: les militaires d'active étaient très rétifs à cette tendance, très démoralisés, et une fraction non négligeable de la population mais surtout des «élites» n'aimait pas ça; la démocratie, ça se mérite, c'est inconfortable, beaucoup de gens préfèrent le confort d'être dirigé que la liberté de se diriger soi-même. Dira-t-on, le peuple et ses dirigeants aspiraient à une pause dans cette marche à l'autonomie politique. Si l'on considère les conditions effectives de la défaite, d'évidence la France avait le potentiel pour résister beaucoup plus et bien mieux qu'elle ne le fit contre l'intrusion allemande; mais pour cela, il aurait fallu que tant l'état-major que les politiques en aient la volonté, et organisent un peu plus sérieusement la défense du territoire. D'évidence, un partie non négligeable du potentiel militaire fut mal ou ne fut pas du tout utilisé; de même, rien ne fut fait pour instaurer une “économie de guerre”, mobiliser les industriels, etc. Si en 1914 la France, mal préparée à un conflit important, avait agi comme elle le fit pendant la guerre de 1939-1940, elle aurait probablement perdu la guerre moins d'un an après son déclenchement. Comme en 1940. Passons.
Au sortir de la deuxième guerre mondiale, il y eut des tensions parmi les divers groupes appelés à établir la Constitution de la IV° République; en fait il y avait trois ensembles assez tranchés: les communistes, les “gaullistes”, le reste. Nominalement, les deux premiers groupes dominaient, chacun représentant environ 30% du corps électoral; ils avaient une tendance commune, celle de vouloir une Constitution assez dirigiste, centralisée et modérément démocratique, et problème, ils ne pouvaient s'entendre ni entre eux, ni avec “le reste”. Au final, la Constitution de “la IV°” fut essentiellement rédigée par “le reste”, qui en fit une Constitution fort peu dirigiste, plutôt décentralisée[2] et assez démocratique. C'est-à-dire, ne convenant pas à au moins 60% du corps électoral – les électeurs “gaullistes” et communistes. Gaullistes entre guillemets, parce que bien sûr le sens que le terme avait en 1944 n'a rien à voir avec celui actuel: à l'époque le gaullisme est un mouvement informel, sans doctrine définie, à part quelques points forts, et dont les partisans se fédèrent d'abord sur une figure, un “homme providentiel”, pour me répéter. Aujourd'hui, gaullisme signifie jacobinisme de droite, et c'est tout. Et la référence à un de Gaulle réel n'a plus lieu. Mais c'est vrai depuis 1974, en fait, quand les “jeunes loups” et les plus réactionnaires des vieux “barons” gaullistes, fédérés par un “jeune loup” qui aura un bel avenir, Jacques Chirac, s'arrangèrent pour couler le courant des “gaullistes historiques” représenté par le candidat à la présidentielle Chaban-Delmas. Disons que les coquins coulèrent les copains…
Donc, une Constitution pas vraiment en phase avec le pays. Du fait que “le reste” se savait minoritaire en voix il a construit un bazar bizarre, avec des systèmes étranges d'apparentements et de fusions de listes qui leurs permettaient, avec environ 40% des suffrages, d'avoir environ 60% des sièges à l'Assemblée nationale. Un système néanmoins fragile, tenant compte de la présence de seulement deux groupes encombrants; pour peu, comme il arriva avec les poujadistes, qu'une troisième minorité forte apparaisse, ils se retrouvaient avec leur niveau réel de représentativité. Mais c'est ça aussi, la démocratie : prendre le risque de n'être pas celui qui peut décider. Quoi qu'il en soit, selon moi cette Constitution était réellement démocratique, en ce sens que “la IV°” fut la République des compromis et de la négociation ; on la raille pour sa prétendue instabilité gouvernementale (d'ailleurs, le site “pédagogique” où j'ai récupéré des données sur la question intitule “en toute objectivité” son tableau sur les présidents du conseil “L'instabilité de la IVème République...”). On ne dit pas, sinon pour la toute fin (1934-1939) que “la III°” fut instable, or, comparant les durées moyennes des gouvernements, la différence n'est pas frappante: 7 mois 16 jours pour “la III°”, 5 mois 12 jours pour “la IV°”. La réputée “instabilité” de la fin de la III° République explique assez ce qu'était l'instabilité réelle sous la suivante: non pas celle des institutions, mais celle du pays. Ce n'est pas “l'instabilité de la III° finissante” pas plus que “l'instabilité de la IV°”, mais l'instabilité chronique de la France entre 1932 et 1962 environ. Et plus largement l'instabilité des pays les plus développés entre 1930 et 1960, à une ou deux années près. Et même l'instabilité de la planète.
La V° République est “stable”. Qu'est-ce que ça signifie? Simplement, que les gouvernements ont une durée moyenne supérieure, environ deux ans. Maintenant, est-ce que la France est “plus stable” pour ça? L'évidente difficulté des gouvernements “plus stables” à mener une politique cohérente et… stable depuis 1991 montre clairement, je crois, que continuité du gouvernement et stabilité des institutions ne sont pas des termes équivalents. Sur Mars, on aurait changé les choses depuis longtemps. Quand des institutions sont inadaptées, il faut les changer. Quand les individus ne font plus l'affaire, il faut en prendre d'autres. Quand les lois sont bancales, il faut les redresser. Bref, à un certain niveau d'usure, coller des rustines n'a qu'une efficacité limitée et de court terme, et mieux vaut alors changer le pneu».

Voici la note 2 indiquée dans ce passage:

«Non pas “décentralisée” au sens où on l'entend depuis 1981 voire 1969 et le référendum qui fut fatal au général de Gaulle: non pas déporter des fonctions administratives ou exécutives vers les régions et les départements, mais “décentraliser les pouvoirs”, aller vers une séparation réelle des pouvoirs et une large autonomie de chacun. Certes ça ne réussit pas parfaitement mais du moins la Constitution de la IV° République y tendait».

Je dérive, je dilue mon propos, comme souvent je veux trop en dire pour supposément éviter les malentendus et incompréhension, ce qui est inutile, qui ne veut entendre n'entend pas. Je vais donc abréger cette partie: la sélection des représentants par élection est donc aussi aléatoire que tout autre mode de sélection, avec trois inconvénients majeurs: 1) contrairement au mode de sélection initiale d'une liste par dème ou tribu, par circonscription, ici le choix initial est fait “hors sol” par des groupes politiques, la désignation des candidats ne devant rien à leur compétence supposée à représenter ou gouverner, tout à leur capacité effective à obtenir des positions de pouvoir dans le cadre de leur groupe politique; 2) du fait qu'ils représentent leur groupe politique ces candidats ne visent pas l'intérêt général mais l'intérêt de leur groupe idéologique: 3) ce sont des “élus”, donc ils sont eux-mêmes persuadés de faire partie des “meilleurs” puisqu'ils ont été “choisis”, alors que, comme on le sait, le choix d'un candidat ne résulte pas de ses qualités supposées mais du fait qu'il appartient au groupe politique ayant le plus de poids dans une circonscription donnée. Les dernière législatives l'ont encore mieux montré que les quatre précédentes: précédemment il pouvait apparaître logique que le parti du président élu ou, dans le cas de 1997, des déçus du président et donc, de ses opposants, obtienne plus de suffrages que les autres, dans le sens où l'on pouvait trouver une certaine cohérence dans le fait de désigner le candidat censément partisan d'un certain programme de gouvernement; en 2017, il n'y a plus cette apparente logique puisque:

  1. Le président élu se disait “et de droite et de gauche”, donc n'importe quel candidat de droite, de gauche ou “En Marche!” se valait.
  2. Le président élu avait affirmé à plusieurs reprises n'avoir pas de programme et in fine, sous la pression médiatique, il décida de se doter d'un curieux programme: toutes les propositions remportant la majorité parmi les membres de son “mouvement” étaient agréées, ce qui revient à ne pas avoir de programme...
  3. Le mouvement en question n'ayant jamais siégé à l'Assemblée ni gouverné, on ne pouvait le supposer d'avance apte à représenter et gouverner.
  4. Le seul “programme” vérifiable des candidats “En Marche!” était: je suis avec Macron! Ce que démontraient leurs affiches électorales où ils figuraient aux côtés du nouveau président. Certes une présence virtuelle puisque sauf rares cas c'étaient des photo-montages.

Conclusion: le choix d'un candidat “En Marche!”, qui fut largement majoritaire, très au-delà de la représentativité réelle de ce mouvement, a tout du hasard et rien d'une sélection des supposés meilleurs, comme l'on dit quand on veut moquer ce genre de phénomène, on aurait pu soumettre un cheval ou un âne aux suffrages qu'il aurait été élu – la suite ayant d'ailleurs démontré que pas mal d'ânes ou de bourrins furent élus...

Des complots, des comploteurs et des complotistes.

Les complots, ceux ressortant de la définition, un «dessein secret, concerté entre plusieurs personnes, avec l'intention de nuire à l'autorité d'un personnage public ou d'une institution, éventuellement d'attenter à sa vie ou à sa sûreté [et] par extension, [un] projet quelconque concerté secrètement entre deux ou plusieurs personnes», sont rares et limités, et le plus souvent échouent ou ne réussissent pas durablement. Les comploteurs, donc les initiateurs de complots au sens strict et ceux qu'ils parviennent à convaincre, sont rares. Les complotistes, soit à la fois les personnes qui “voient des complots” et celles qui “participent à des complots” là où il n'y a pas de complots, sont légions. Ce qui est normal, les sociétés évoluent grâce à cela. Pour reprendre mon exemple du yin et du yang, une société fonctionnelle est “et en même temps”™ dans la mobilité et la stabilité, à un instant donné une tendance domine mais ne doit pas dominer continument. L'existence de groupes idéologiques antagonistes, les uns “statiques”, les autres “dynamiques”, ou pour le dire autrement, les uns “conservateurs”, les autres “progressistes”, est donc nécessaire. De fait ils ne sont pas antagonistes mais complémentaires; symboliquement, idéologiquement, ils sont antagonistes, c'est ce qui “crée du mouvement”. Le “complotisme” est la conséquence de cette répartition en groupes “yin” et “yang”, les partisans d'une idéologie “yin” veulent d'un gouvernement “yin” et considèrent un gouvernement “yang” comme contraire à leurs intérêts, donc ils “complotent pour leur parti” et voient les partisans d'une idéologie “yang” comme des complotistes antagonistes; et de même pour les partisans d'une idéologie “yang”. Bien sûr, la majorité des partisans d'une certaine idéologie ne se voient pas comme des complotistes ou comploteurs, sauf bien sûr les rares membres d'un complot au sens strict (et encore, même pour ceux-là ce n'est pas si certain), en revanche ils ont tendance à voir les partisans d'idéologies antagonistes comme tendanciellement complotistes, disons, on voit beaucoup mieux la faible cohésion de son propre camp que celle du camp d'en face, raison pourquoi les complotistes ou comploteurs sont toujours “les autres”.

Dans les périodes non problématiques, non “critiques” comme on dit par ces temps où tout événement perturbant est nommé “crise”, cette circulation des projets antagonistes ne perturbent pas, justement. Ça ne signifie pas qu'on en est heureux mais du moins l'accepte-t-on en supposant, à juste titre, que ça changera de nouveau en faveur de sa propre idéologie ou d'une idéologie proche. Dans les périodes problématiques on a une situation où justement il n'y a plus de circulation, ou au contraire trop de circulation, ce que je décrivais comme un trop d'entropie par emballement ou ralentissement, par excès ou par insuffisance de ressources. Excès ou insuffisance de ressources circulantes. Je le disais aussi, phénoménalement ça ne fait pas de différence, dans les deux cas on assiste à une répartition inéquitable des ressources qui par contraste crée une perception de trop dans tels secteurs, de trop peu dans tels autres. Effectivement ça en fait une: dans une société en manque de ressources tenter de maintenir un “niveau de vie” excessif, une dépense qu'on ne peut réaliser sans puiser dans des réserves vitales, déstabilise surtout l'infrastructure; dans une société en excès de ressources ça déstabilise surtout la superstructure qui n'arrive pas à dépenser aussi vite que nécessaire pour que l'ensemble reste homéostatique, proche de l'optimum. Dans la société comme dans toute autre entité du vivant la suralimentation et la sous-alimentation ont des effets comparables car elles rompent la répartition optimale entre matière et énergie: dans un cas on a un “manque d'énergie”, dans l'autre un “excès de matière”, dans les deux cas l'entité ne peut plus fonctionner de manière optimale, ce qui se traduit par une “accélération de l'énergie” et un “ralentissement de la matière”. Accélération et ralentissement relatifs: l'entité sous-alimentée n'a plus les moyens de traiter toute l'information disponible, celle suralimentée a besoin de toujours plus d'énergie pour traiter une même quantité d'information.

Les tendances complotistes “normales” des groupes sociaux, celles qui permettent d'entretenir le mouvement de la société, deviennent “anormales” quand il y a rupture de répartition optimale entre énergie et matière. Parmi les slogans de ce temps, “l'information va de plus en plus vite” et “il y a de plus en plus d'information”. Factuellement c'est une illusion perceptive, en 2020 l'information “va à la même vitesse” qu'en 1990 ou en 1960, selon les cas à la vitesse d'un humain en marche ou à la vitesse de la lumière, et d'un point de vue objectif le “maximum de vitesse”, si dire se peut, n'a pas varié depuis 1962 et les débuts de la mise en place de satellites artificiels de télécommunication; et en 2020 la quantité réelle d'information produite par une société n'est guère plus importante qu'en 1990 ou en 1960. Cela posé il y a bien sûr eu des changements importants entre 1960 et 1990, et entre 1990 et 2020. J'en discute plus par ailleurs, notamment (pour les billets récents) dans «Changer la société», il y eut trois évolutions notables dans la manière de communiquer, donc de diffuser l'information: en 1962 donc, vers 1990, et au cours de la dernière décennie. En toute hypothèse la troisième évolution est en cours et devrait avoir sa fin dans le prochain lustre, au plus la prochaine décennie. Pour les détails je renvoie à ce billet et à quelques autres. C'est un calcul: les changements de société ont lieu toutes les trois décennies environ avec alternance de domination de la superstructure et de l'infrastructure; sans considérer les évolutions régionales ou locales qui ont leur propre temporalité, la réalisation d'une “société mondiale” infrastructurelle a eu lieu effectivement vers 1870, sans que ce soit très notable eut lieu une évolution superstructurelle au début du XX° siècle, infrastructurelle vers 1930, superstructurelle vers 1960, infrastructurelle vers 1990, donc devrait avoir lieu une évolution de la superstructure vers, et bien, vers 2020.

Il me semble que je le mentionne dans «Changer la société», les changements au niveau de la superstructure sont moins perceptibles que ceux au niveau de l'infrastructure. Je vérifie ça vite fait. Ah ouais, c'est le cas. Du coup je cite le passage, ça m'évitera de radoter:

«Les membres d'une société se confrontent à un paradoxe: le changement de l'infrastructure est perceptible mais non significatif, celui de la superstructure imperceptible mais significatif. Factuellement, la société nommée France est autre que celle qui portait ce nom il y a trois siècles, entre les deux elle s'est transformée cinq ou six fois tant dans sa structure que dans son processus et a connu plusieurs variations d'extension; les changements dans l'infrastructure sont sensibles: en 1720 la France est un Empire qui a de vastes colonies outremer, pour l'essentiel dans les Amériques, plus quelques possessions dans l'Océan Indien et quelques comptoirs sur les autres continents ; en 1804 elle a perdu presque toutes ses possessions outremer mais est en train de construire un empire continental en Europe, ce qui lui réussit assez mais sera interrompu brusquement en 1815; elle se trouve alors réduite pour l'essentiel à sa métropole; en 1830 elle commence à se reconstituer un empire d'outremer mais cette fois il sera inverse du précédent: de vastes territoires sur tous les continents excepté les Amériques où elle ne possède plus que quelques îles et un territoire continental limité, moins de 100.000 km²; un siècle plus tard, en 1930, elle dispose du second plus vaste empire jamais constitué, le premier étant celui contemporain de la Grande-Bretagne, à qui d'ailleurs est arrivée une aventure similaire: en 1720 sa plus grande zone coloniale est en Amérique du Nord, deux siècles plus tard sa possession canadienne est certes nominalement encore britannique mais dotée d'une autonomie qui équivaut à une indépendance, en revanche elle s'est emparée d'énormes entités partout ailleurs, tout spécialement en Asie et en Afrique. En 1962, la France est de nouveau presque réduite à son seul territoire métropolitain mais a entretemps intégré une structure au niveau continental, la CEE, qui moins d'un demi-siècle après sa création intègrera presque toute l'Europe à l'ouest de l'Ukraine et de la Russie, un empire européen d'une nouvelle sorte, peut-on dire. Durant ces trois siècles sa superstructure fut profondément modifiée quatre ou cinq fois et moins profondément mais significativement autant de fois ou plus. On peut donc dire que l'entité France de 2020 n'a presque plus rien de commun avec celle de 1720. Mais autant ces changements sont évidents pour l'infrastructure, autant il ne le sont pas pour la superstructure. C'est que, quand la superstructure connaît une changement radical les positions de ses membres sont fort peu modifiées, le processus est différent mais ceux qui y agissent sont les mêmes et pour réaliser le plus souvent les mêmes fonctions qu'auparavant. Alors que le changement de l'infrastructure modifie visiblement la structure et la manière dont le processus se réalise, donc les positions des acteurs».

Si je me souviens bien j'en cause plus précisément dans ce texte ou dans d'autres, probablement ceux rédigés concurremment et mis en lien dans ce billet, mais peu importe ici. Les changements dans l'infrastructure “changent le paysage”, ceux dans la superstructure “changent les mentalités”, du fait les uns sont visibles, les autres non. Enfin si, les changements dans les comportements sont visibles mais nettement moins sensibles, du moins au moment où ils ont lieu, ce n'est qu'avec un certain décalage qu'on les constate.

Les changements dans l'infrastructure sont peu significatifs car ils ne changent rien à ce qui constitue une société: la communication et l'information. Ils changent la manière de communiquer donc de diffuser l'information, mais c'est toujours communiquer et informer, et dans l'ensemble communiquer de la même manière fondamentale pour diffuser des informations fondamentalement similaires. Mais ce changement structurel a un impact à moyen terme sur la manière de communiquer, donc sur les contenus, l'information. La “résistance aux changements” concerne beaucoup plus souvent la superstructure que l'infrastructure. Non que les évolutions de la structure ne suscitent autant de réticences que celles du processus, mais pour diffuser efficacement son idéologie il faut user du moyen le plus efficace donc le plus contemporain, les “anti-modernes” contestant les nouvelles infrastructures sont donc amenés à ce paradoxe d'utiliser les outils mêmes de ces infrastructures pour les contester... Pour la superstructure c'est différent, elle est adaptative, les défenseurs de la situation antérieure sont indifférents aux moyens, ils ne s'intéressent qu'aux fins. Ils sont même indifférents aux messages, à l'information diffusée, et ne s'intéressent qu'à la forme. Laquelle se résume en ceci: la carotte et le bâton. L'espoir et la peur. Je suis dubitatif quant aux motivations des acteurs sociaux mais dois supposer que ce qui apparaît correspond à ce qui est. Il m'arrive de le dire ou l'écrire, il faut se fier aux apparences: elles sont trompeuses mais je ne connais de la réalité que ce qui m'en apparaît, donc douter des apparences revient à douter de la réalité, et de la réalité je ne doute pas. Ainsi que je le propose dans le titre d'un autre billet, «Quand les choses doivent changer, elles changent»: vous et moi pouvons rêver à la vie éternelle mais dans l'état actuel des choses vous et moi sommes destinés à mourir dans pas très longtemps, moins d'un siècle (pour moi, moins d'un demi-siècle avec une bonne option pour moins de trente ans), donc que nous le voulions ou non dans pas très longtemps une chose changera pour vous et moi: nous mourrons.

Les choses changent, les générations passent, les sociétés se transforment, vouloir “changer la société” n'a pas grand intérêt, elle changera, qu'on le veuille ou non, et probablement elle changera d'autre manière que vous et moi l'anticipons, ne serait-ce que pour cette raison triviale: dans moins d'un siècle nous n'aurons aucun moyen, vous et moi, d'agir sur la société donc d'orienter ses évolutions. La “pulsion complotiste” découle d'une pulsion fondamentale, le désir et même la nécessité d'agir sur son milieu et son environnement pour sa propre préservation. Elle devient “anormale” quand on agit contre son milieu et son environnement dans la fausse intention de se préserver et l'intention vraie de préserver “quelque chose de plus grand que soi”. Une certaine réalité transitoire et destinée à dépérir. Les idéologies sont nécessaires pour se représenter la réalité sociale, agir en son sein et pour elle, mais si on se prend à croire que cette représentation est la réalité même ça pose problème, on passe insensiblement de la position de “complotiste” à celle de “comploteur”, non plus agir pour la société mais pour l'adéquation de cette société à la représentation qu'on en a, donc contre elle. On passe du spectacle du monde à la Société du Spectacle, de la représentation de la société à la société comme représentation. Pour citer de nouveau Guy Debord:

«3. Le spectacle se présente à la fois comme la société même, comme une partie de la société, et comme instrument d’unification. En tant que partie de la société, il est expressément le secteur qui concentre tout regard et toute conscience. Du fait même que ce secteur est séparé, il est le lieu du regard abusé et de la fausse conscience; et l’unification qu’il accomplit n’est rien d’autre qu’un langage officiel de la séparation généralisée.
4. Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images.
5. Le spectacle ne peut être compris comme l’abus d’un monde de la vision, le produit des techniques de diffusion massive des images. Il est bien plutôt une
Weltanschauung devenue effective, matériellement traduite. C’est une vision du monde qui s’est objectivée» Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, 1967, partie I, «La séparation achevée»).

La dérive d'une société vers le “spectacle” est liée au niveau d'entropie. Une des limites de La Société du Spectacle vient de ce que Debord a une lecture idéologique de la situation qu'il décrit. Pourtant, notamment dans la partie V, «Temps et histoire», il ne manque pas de discuter des deux aspect du temps chronologique, le temps cyclique et le temps linéaire, qu'il nomme “temps irréversible”. J'en cause notamment dans le billet «Addendum III à “Quand les choses doivent changer...”». Bon ben, pour ne pas changer je me cite, ça m'évitera de réécrire la même chose:

«Les humains, et tous les vivants sur la Terre, sont soumis à une illusion puissante; celle du temps chronologique, celui rythmé par le mouvement des objets célestes, en tout premier le Soleil et la Lune [...]. La vie de chaque vivant est réglée sur ce temps chronologique, il est inscrit dans leur chair [comme par exemple avec] le rythme circadien auquel tous les humains répondent quelques semaines après leur naissance [qui] est, comme son nom l'indique, “autour de” la durée du jour [...]. Et ainsi pour les autres cycles, déterminés notamment par le cycle de la lune (lunaison et phases), par celui du mouvement de la Terre sur son axe et relativement au soleil (saisons, année). Les multiples calendriers rendent compte de la multiplicité des situations, en tous les cas tous les calendriers solaires ou luni-solaires “tempérés“ tendent à déterminer une année, un certain nombre de mois correspondant en gros ou en détail à une lunaison, donc 28 à 29 jours, au moins quatre saisons – le cas le plus commode, correspondant aux solstices et équinoxes –, une semaine de sept à quinze jours, le cas commun étant celle de sept jours, soit en gros une des quatre phases d'une lunaison. Je nomme ça des cycles car ils sont perceptivement tels, c'est l'Éternel Retour, celui régulier de phénomènes prévisibles, lunes “montante” et “descendante”, pleine lune et lune noire, solstices et équinoxes avec, après les équinoxes, raccourcissement ou allongement de la durée diurne, et bien sûr tous les phénomènes associés, réchauffement de l'atmosphère en été, refroidissement en hiver, qui induisent des cycles chez tous les animaux et végétaux liés à ces changements d'ensoleillement et de température, etc. J'en parle comme d'une illusion en ce sens que la perception de ces changements est tributaire des conditions locales, ma description de ces cycles ne vaut que pour les parties de la planète situées en gros entre le cercle polaire et les tropiques, aux pôles il n'y a que deux saisons et un jour dure un an, à l'équateur il n'y a pas de saisons et une très faible variation de la durée diurne entre les équinoxes, et autres variations locales selon les contextes.
Le temps chronologique induit une interprétation de la durée comme “circulaire” et comme “linéaire”, l'éternel retour du même et l'éternel changement – comme le dit la vieille sentence concernant le temps linéaire, «on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve», et pour le temps cyclique, un très grand nombre de cosmogonies suppose donc un “éternel retour”, une succession des “âges” similaire à celle des saisons, comme dans la cosmogonie des âges de l'humanité, où se succèdent un âge d'or, un âge d'argent, un âge d'airain, parfois un âge des héros, et un âge de fer. Dans le mythe complet, l'âge de fer est destiné à voir la fin de l'humanité, et de toute chose, après quoi reviendra un âge d'or. Sous un autre aspect le dogme chrétien de la “fin des temps” est assez proche de cette cosmogonie puisqu'il annonce la fin de l'humanité en tant que dégradée et sa résurrection “au paradis”, “dans la Cité de Dieu” ou, variante, la Jérusalem céleste, donc le retour à la situation initiale, le retour  au jardin d'Éden. Que ce soit explicite ou implicite, les idéologies eschatologiques, de la “fin dernière” ou “fin du monde” ou “fin des temps”, sont des idéologies ou cosmogonies de l'éternel retour, et que ce soit explicite ou implicite elles calquent leur dogme sur le cycle annuel en zone tempérée: le solstice d'hiver est le moment de la “renaissance”, celui où le jour (la période diurne) cesse de diminuer et commence à augmenter, le solstice d'été est “le début de la fin”, les “âges” étant: la période autour de l'équinoxe de printemps pour l'âge d'or, du solstice d'été pour l'âge d'argent, de l'équinoxe d'automne pour l'âge d'airain, du solstice d'hiver pour l'âge de fer. Le temps linéaire est tributaire d'un fait certain: chaque individu et spécialement, en ce qui nous concerne, chaque humain a un début et une fin, et chaque génération d'humains succède à chaque précédente et prépare chaque suivante. Ces deux conceptions du monde ne sont pas incompatibles, cela dit, le temps linéaire est aussi une succession de petits temps cycliques puisque chaque génération va de l'ascension au déclin et que les générations se succèdent».

Dans la suite du billet je discute de cette question, «ces deux conceptions du monde ne sont pas incompatibles», en proposant une autre perception du temps chronologique, mais ça n'est pas le sujet ici. Ou alors si mais dans une autre approche. Toujours est-il, les deux conceptions du temps comme durée coexistent dans toute société, le temps cyclique correspond au concept d'eschatologie, de “fin des temps” ou de “fin du monde”, car les idéologies de type eschatologique prévoient rarement une fin définitive, elles se déclinent en doctrines de l'éternel retour, qui supposent qu'à la fin des temps on revient au temps premier pour recommencer un cycle, et en doctrines du jugement dernier, où l'Humanité, à la fin des temps, accède à un “monde meilleur”, donc à un début des temps mais dans un autre monde, le temps linéaire au concept de téléologie, il y a bien une notion implicite de fin des temps, mais sans qu'on suppose un “après la fin des temps“, typiquement c'est dans la forme “fin de l'Histoire”, c'est-à-dire le “télos” ultime, lorsque le le but ou la destinée de l'Humanité parviendra à sa réalisation. Ces deux hypothèses sont assez peu vraisemblables tout en ayant une certaine consistance, de fait pour les êtres transitoires il y a une fin qui est un commencement, ce que dit sur la succession des cycles lunaires, saisonniers, annuels, et bien sûr des générations. Tiens ben en relisant ma citation j'ai constaté que je me répétais dans cet alinéa – l'éternel retour de mes thèmes... –, la prochaine fois que je reprends des bouts de mes textes faudra que je songe à les relire avant de les commenter.

La limite de La Société du Spectacle réside dans le fait que Debord, ainsi qu'il l'expose dans la partie V, postule que (thèse 142) «le triomphe du temps irréversible», que (thèse 143) «la bourgeoisie a fait connaître et a imposé à la société un temps historique irréversible». Le paradoxe de ce livre vient de ce que son auteur, critique de cet assomption du “temps historique irréversible”, a lui-même une approche linéaire de l'Histoire, ce qui est assez cohérent de la part d'un héritier intellectuel de Marx et de Hegel, donc de philosophies téléologiques. Or, le “temps de la bourgeoisie” est autant cyclique que linéaire, l'accumulation des représentations de la société n'annule pas les conceptions antérieures, «l’expérience des peuples nomades» chez qui «le temps cyclique est déjà dominant» ni le «temps cyclique pleinement constitué» instauré par «le mode de production agraire en général, dominé par le rythme des saisons» (thèse 127) ne disparaissent pas, ni toutes les représentations mixtes, exposées dans les thèses 128 à 138, entre ces temps anciens (mésolithique, néolithique) et le moment de «la possession nouvelle de la vie historique, la Renaissance», qui «porte en elle la rupture joyeuse avec l’éternité» et pour qui «son temps irréversible est celui de l’accumulation infinie des connaissances» (thèse 139), puis celui où «le mouvement constant de monopolisation de la vie historique par l’État de la monarchie absolue, forme de transition vers la complète domination de la classe bourgeoise» (thèse 140). Pour précision, Debord nomme “thèses” les alinéas numérotés de dimension variée, d'une ligne à une page. Malgré ces limites la lecture de l'ouvrage vaut le coup, et l'auteur à raison, il n'y a rien à y changer.

Constitution d'un complot.

Les tenants de la superstructure qui veulent “résister au changement” ont cet avantage sur les tenants de l'infrastructure qu'ils contrôlent la communication et l'information. Quand les choses doivent changer, elles changent. Comme dit, je suis dubitatif quant aux motivations des acteurs sociaux mais dois supposer que ce qui apparaît correspond à ce qui est puisque je ne connais de la réalité que ce qui m'en apparaît. Je vais donc supposer que le discours et l'action des actuels représentants français qui constituent sa majorité législative et son gouvernement sont, que dire? Honnêtes? Sincères? Quelque chose de ce genre. Qu'ils se supposent vouloir le bien de la société, donc dire et agir bien et pour le bien.

Qui s'intéresse un peu aux discours des plus hauts membres de l'exécutif le sait, la notion de “résistance au changement” y fait florès depuis au moins trois décennies, les Français sont réputés, comme le disait Emmanuel Macron dans un discours d'août 2018, ici mentionnés en tant que “Gaulois”, «réfractaires au changement»; un an plus tôt il évoquait les mêmes en disant qu'ils «détestent les réformes», il fait en ce domaine preuve de beaucoup plus de continuité que de rupture puisque ce discours, déjà présent auparavant, est dominant au moins depuis 1991 dans les médias et parmi les “responsables” politiques. Certes ce discours était présent auparavant mais au début de la décennie 1990 eut lieu une forte convergence entre “la droite” et “la gauche” sur cette question, plus précisément les gauche et droite dites “de gouvernement”, qui n'ont pas droit à ce nom parce que ces partis sont spécialement plus aptes à gouverner que d'autres, mais parce qu'ils ont participé à des gouvernements de la V° République. Or, la France ne cesse de se réformer, les Français ne cessent de désigner des majorités et des gouvernements réformistes ou/et réformateurs, et le plus souvent réclament ou acceptent les réformes. On peut dire qu'en fait la “résistance au changement” est du côté de ceux qui en parlent le plus, en ce sens que tous les gouvernements qui se succédèrent à partir du milieu des années 1980 ont eu la même volonté: préserver la superstructure, ne surtout pas la modifier. Presque toutes les réformes concernant cette organisation de la superstructure, au mieux n'ont pas changé grand chose quand elles furent approuvées, très souvent échouèrent, ne furent pas votées. On peut décrire la chose comme: promulguer des modifications de la loi fondamentale qui ne concernent que superficiellement tout ce qui dans la Constitution concerne l'organisation des pouvoirs et leur hiérarchie.

Constater les complots.

Je me fabrique des sentences, dont celle-ci: les complots, je n'y crois pas mais je les constate. Avec cette sentence complémentaire: les conspirations j'y crois mais je ne les constate pas. C'est que, les idéologies du non-agir et de l'ataraxie ont en commun de postuler que c'est en soi et par soi qu'on trouve sa voie, elles ne supposent pas une voie privilégiée pour atteindre un but commun. Il y a des méthodes pour trouver sa propre voie mais chacun doit les adapter à soi pour les réaliser, les mettre en pratique. Les idéologies de l'agir sont celles des fins ou des moyens, celles du non-agir n'ont pas de fins donc pas de moyens. Car comme dit il n'y a pas de différenciation possible des fins et des moyens. Pour citer un bon auteur:

«Dans des cultures comme les nôtres, depuis longtemps habituées à (utiliser la) séparation et la division les choses comme un moyen de contrôle, il est quelquefois un peu choquant de se faire rappeler que, d'un point de vue effectif et pratique, le moyen est le message. C'est-à-dire, tout simplement, que les conséquences individuelles et sociales de tout médium – c'est-à-dire, de toute extension de nous-mêmes – proviennent du changement d'échelle produit dans nos entreprises par chaque extension de nous-mêmes, ou par toute nouvelle technologie».

Traduction de:

«In a culture like ours, long accustomed to splitting and dividing all things as a means of control, it is sometimes a bit of a shock to be reminded that, in operational and practical fact, the medium is the message. This is merely to say that the personal and social consequences of any medium – that is, of any extension of ourselves – result from the new scale that is introduced into our affairs by each extension of ourselves, or by any new technology».

Une traduction par Ma Pomme, donc par un amateur pas toujours habile, raison pourquoi je cite la version initiale. Le message est “la fin”, le moyen, et bien, “le moyen”, on peut donc paraphraser cette proposition partout reprise, «le moyen est le message», en: un moyen est sa propre fin. Quand j'use du moyen de l'écrit pour vous transmettre un message, celui que constitue ce texte, j'ai ma propre fin, mon propre but, mais je ne suis pas maître de l'usage que vous ferez de cet objet car vous usez de ce moyen pour votre propre fin. Le “message”, la signification qu'on attribue à tout moyen et tout usage de ce moyen, ne dépend pas de l'intention de l'émetteur, ni proprement de celle du récepteur, mais de la relation de chacun au moyen, d'où la finalité de ce moyen ne dépend pas de l'intention de ses utilisateurs mais de leur rapport à lui. J'ai mon intention en ce qui concerne ce texte-ci, vous avez la vôtre, dans les deux cas le moyen est le même et la réalisation de nos intentions dépend de notre capacité à mettre en adéquation cette intention et cet usage. À court et selon les cas à moyen terme, disons, à court moyen terme, il peut y avoir une telle adéquation, à long moyen terme et à long terme non, l'univers étant stochastique devient assez vite imprévisible, étant fractal cette propriété s'étend à toutes ses parties.

En fait, l'univers est toujours imprévisible donc ses parties le sont toujours. Un système relativement isolé sans autonomie – sans capacité auto-correctrice dirigée – va toujours vers l'entropie, un système autonome aussi cela dit mais il a la possibilité de l'externaliser, de réduire son propre niveau d'entropie en la reportant en dehors de ses limites. L'assez grande prévisibilité à long terme d'un système isolé comme le système solaire vient de ce qu'il est massif et incapable de diriger son évolution, on ne peut pas tout prévoir de l'évolution de ses parties, j'évoquais notamment la toujours possible disparition de l'une ou l'autre de ses planètes telluriques entre maintenant et avant la transformation du Soleil en géante rouge suite à un choc avec un bolide massif, mais ça ne changerait pas grand chose à l'évolution générale du système. Sa dispersion en tant que système ou sa transformation en un autre système dans environ cinq milliards d'années est assez prévisible parce qu'on peut assez clairement déterminer le moment où il atteindra un niveau d'entropie tel qu'il ne sera plus en situation de préserver sa cohésion systémique. Un système relativement isolé et relativement autonome est bien moins prévisible précisément parce qu'il a “sa propre loi”, ce que signifie proprement “autonome”, «qui se gouverne totalement ou partiellement par ses propres lois [...] Emprunté au grec αυτονομος [autonomos] “qui se régit par ses propres lois, indépendant (en parlant d'États et de personnes)”». J'évoquais précédemment la thermodynamique et ses principes, celui qui m'intéresse ici est le deuxième, lequel

«établit l'irréversibilité des phénomènes physiques, en particulier lors des échanges thermiques. C'est un principe d'évolution qui fut énoncé pour la première fois par Sadi Carnot en 1824 [...].
Le second principe introduit la fonction d'état entropie S, usuellement assimilée à la notion de désordre qui ne peut que croître au cours d'une transformation réelle».

Même un système fermé ou isolé est en perpétuelle transformation, donc devrait voir croître son niveau d'entropie, factuellement c'est toujours le cas mais dans le cadre d'un système biotique il y a une “conscience de soi” qui permet à ce système, ainsi que déjà expliqué, de réduire localement cette entropie en la diffusant en-dehors de lui. Bon, c'est le moment d'un excursus.


Excursus: nul ne détient la vérité.

Je prévoyais cet excursus depuis un moment déjà, pratiquement depuis le début de cette partie  «Constitution d'un complot». Tout ce qui précède a une certaine consistance et une certaine validité mais seulement pour des personnes ayant une idéologie proche de la mienne. Non que ça ne puisse paraître acceptable aux tenants d'autres idéologies, y compris celles contradictoires à la mienne, non même que ce ne soit vrai, et vrai d'une manière absolue, il est très possible que je sois dans le vrai et même le vrai absolu, même si ça me semble assez douteux. De mon point de vue, aucune idéologie n'est plus vraie ou plus fausse qu'une autre, je ne m'en cache pas, je suis partisan des systèmes politiques d'orientation démocratique, mon projet dans ce billet est à la fois de proposer des méthodes permettant d'aller dans cette direction et des méthodes permettant de s'opposer à d'autres projets, contradictoires au mien. Ce qui ne m'empêche de constater l'efficacité sociale de ces autres projets. J'en considère certaines comme antisociales en ce sens que leur réussite implique l'échec d'une voie démocratique, donc l'échec de mon propre projet. Par le fait je n'ai pas une mentalité de complotiste ou de comploteur, mon truc c'est plutôt la conspiration, et de ce point de vue je suis certain d'une chose: tout projet non démocratique est voué à l'échec car il tend à élever le niveau d'entropie dans le système social qui le concerne, donc à le détruire. De l'autre bord, tout système social est destiné à disparaître puisqu'il répond à des besoins transitoires dans un contexte transitoire, et quand ces besoins sont satisfaits ou quand ce contexte devient autre il n'y répond plus, c'est donc le cas des systèmes démocratiques comme de tous les autres. Reste que la voie démocratique est beaucoup plus adaptative puisqu'elle n'a ni fins ni moyens, ce qui me la fait privilégier, mais ça n'a rien de particulièrement valide, si on préfère une fin “dans l'agir” plutôt que “dans le non-agir” ça se défend, je préfère les achèvements par transition progressive que par rupture, c'est moins violent, mais ça ne change rien au fait de l'achèvement..

Bref, ce n'est pas parce que, possiblement, les propositions de ce billet peuvent vous paraître “la meilleure voie” qu'elles le sont, je n'apprécie guère ce que Debord nomma la Société du Spectacle mais indéniablement ce type de régulation sociale est efficace, coûteux en énergie et très imprévisible certes, mais si on apprécie l'agir, la dépense et l'imprévisibilité, ce sont des formes acceptables d'idéologie. Je suis comme vous, un propagandiste et un rhéteur, donc je tente dans la mesure de mes capacités de présenter comme vrai mon propre projet mais il ne faut pas trop y croire, pas plus qu'il ne vous faut trop croire que le vôtre, qu'il converge avec le mien ou qu'il en diverge, est vrai.

Fin de l'excursus.


Constater les complots. (suite)

Cet excursus me semble pertinent à cet endroit du billet parce que, on l'aura compris j'espère, je vais tenter plus précisément ici de déterminer ce qui dans un système biotique, ici une société, contribue à élever le niveau d'entropie jusqu'au point de rupture, jusqu'à l'anomie. De mon point de vue ce ne sont pas des situations souhaitables. C'est une opinion, non une vérité d'évidence, pour exemple récent, l'entité politique qu'on nomme en France “Allemagne”, qui est de constitution récente – elle s'établit progressivement à partir de 1820 environ pour se constituer proprement en 1870 – eut quelques difficultés à mettre en place un régime tendanciellement démocratique, n'y parvint qu'après 1945, plus nettement dans la décennie 1970, et sa propre manière d'y parvenir fut d'aller d'abord jusqu'au bout de la rupture et de l'anomie. Cela fut-il moins efficace que par une voie moins violente? Non. Quand on va jusqu'au bout de la logique de rupture anomique on rompt et on se trouve dans l'anomie, ce qui est très favorable au changement. Comme le changement est inévitable puisque toute société change si elle veut se maintenir, cette manière en vaut une autre. Durant un peu plus d'un siècle l'Allemagne suivit un mode violent de construction de sa société, essentiellement basé sur le commerce et la guerre, ce qui déboucha dans la première moitié de la décennie 1940 sur un emballement qui faillit causer sa destruction en tant qu'entité politique, suite à quoi elle fut amenée à considérer que le commerce couplé à la diplomatie est une voie moins périlleuse pour aller vers une certaine stabilité et des transitions moins problématiques. Il est notable de voir que parmi les “grands pays” de la CEE puis de l'UE, l'Allemagne fut longtemps celui ayant le plus faible budget militaire et la politique extérieure la moins belliciste, ce qui contrastait considérablement avec la situation d'avant 1945. Depuis ça a changé, du moins pour le budget militaire, mais moins tant par une forte augmentation du budget allemand que par une réduction du budget des autres dans ce domaine.

Il est à considérer que la voie suivie par l'Allemagne entre 1930 et 1945 n'a rien de singulier, ce qui en fait la particularité est un certain contexte mais non un processus. Dans cette longue période, allant du début du XVII° siècle au début du XX°, de la construction des “États-nations” en Europe et dans ses principales colonies de peuplement, pour une bonne part ces entités sont tardives, presque toutes sont postérieures à 1848 et beaucoup d'entre elles ne s'établirent réellement qu'après 1918, certaines pour une courte durée en tant qu'entités autonomes. Ce fut notamment le cas d'une large part des entités d'Europe Centrale et Orientale: exception faite de la Grèce en 1832, dont l'indépendance fut cependant assez nominale pendant longtemps, la plus ancienne est l'Allemagne, établie en 1870, puis la Serbie et le Monténégro en 1878, puis la Bulgarie d'abord en 1885 en deux entités puis en 1908 en une seule; les autres connaissent des histoires variées, tantôt indépendantes, tantôt dominées, tantôt dominantes, presque toutes deviennent indépendantes durant la première guerre mondiale ou juste après, mais presque toutes ces nouvelles entités, y compris celles héritières d'une longue histoire (Pologne, Hongrie, Autriche, Roumanie, Tchécoslovaquie, Yougoslavie) se trouvèrent de nouveau sous domination d'un empire juste après la deuxième guerre mondiale, et même l'Allemagne se trouva pour partie dans l'orbe de cet empire, l'URSS. Cela dit, même des entités de fondation plus ancienne, dont la France et la Grande-Bretagne, n'en furent pas strictement des États-nations puisque ce furent des empires. Toujours est-il, la grande majorité des États d'Europe Centrale et Orientale, Italie comprise, n'a pas de tradition démocratique très ancienne et établie au sortir de la première guerre mondiale, et presque tous verront s'établir, dans les décennies 1920 et 1930, au mieux des gouvernements autoritaires, le plus souvent des régimes autoritaires qui pour beaucoup d'entre eux adopteront une idéologie de type fasciste. L'Allemagne n'est donc pas une exception dans son contexte immédiat des années 1930. Elle est cependant une exception dans la réalisation de son projet: une société “normale” met en place des régulations qui devraient lui éviter d'aller vers sa destruction par un processus interne; même une société “anormale” détermine de telles régulations mais ils se révèlent souvent non fonctionnels.

Qu'est une société normale? Une société disposant de ses propres normes. D'où une société anormale ne dispose pas de ses propres normes, soit qu'elle ne dispose pas de normes, en ce cas ce n'est pas une société, soit qu'elle dispose de normes qui ne sont pas les siennes, en ce cas il y a tension entre ses propres normes dont elle dispose réellement et celles dont elle dispose formellement.. La principale raison pour qu'un grand nombre des entités politiques de l'Europe Centrale et Orientale hors influence soviétique directe durant l'entre-deux-guerres, y compris les trois pays baltes, eurent des gouvernements autoritaires, dictatoriaux ou fascistes entre 1922 et 1945 et parfois un peu plus tard, à quoi s'ajoute qu'une bonne part d'entre elles passa assez vite d'un régime autoritaire ou dictatorial d'orientation fasciste à un régime autoritaire ou dictatorial d'orientation lénino-stalinienne, ou supposé tel. Qu'est-ce qui favorise l'établissement d'un régime au moins autoritaire, souvent dictatorial, et dans les cas extrêmes totalitaire? La corruption.

Normaliser l'anormalité.

Une société peut devenir anormale par cause interne ou externe. La cause pour le premier cas est en général un emballement, celle du deuxième cas un ralentissement, l'un pouvant succéder à l'autre, les deux étant donc perceptivement équivalents puisque dans les deux cas la société se désorganise. C'est plus par ses effets que par ses causes qu'on peut déterminer si on a un cas d'emballement ou de ralentissement. Pour me répéter, il ne s'agit pas de gérer mais d'organiser la rareté, celle des ressources vitales, indépendamment du fait que ces ressources soient rares ou non, de déterminer une organisation de la société qui donne l'impression d'un risque effectif ou imminent de rareté, d'être dans “le guère”, dans “la guerre”, ou de risquer de l'être. La corruption ou l'excès d'entropie sont des synonymes. Toute société comporte une part de corruption puisque toute société tend à l'entropie. Toute société est ou du moins devrait être un système homéostatique, auto-correcteur, qui corrige son mouvement en sens inverse de celui actuel quand le niveau de corruption est trop élevé, qui l'accélère en cas de ralentissement, qui le freine en cas d'emballement. Ce qu'on peut proprement nommer corruption est le fait d'aller dans le sens contraire de celui adéquat pour réduire le niveau d'entropie. Une société étant fractale et ses parties n'ayant pas la même temporalité, ne freine ou n'accélère pas uniformément, c'est même cela qui permet sa cohésion, elle est à la fois yin et yang, à la fois mouvement et stabilité, à la fois énergie et matière, à la fois mais non en même temps, ce qui se meut n'est pas “et en même temps”™ immobile, ce qui est matière “et en même temps”™ énergie, même si bien sûr la stabilité naît du mouvement et le mouvement de la stabilité, si la matière devient énergie et l'énergie devient matière, la société est à la fois stabilité et mouvement mais chacune de ses parties prise comme un tout l'est alternativement.

Organiser la rareté, ou normaliser l'anormalité, consiste en: créer un contexte où perceptivement, sensiblement, certaines parties sont toujours lentes, presque sans mouvement, d'autres toujours rapides, presque sans immobilité. Il n'importe en rien que ça corresponde à la réalité effective car nous faisons nos choix non en fonction de la réalité effective mais de celle perceptive. Censément, “le gouvernement”, la part de la société qui organise celle-ci et la circulation des ressources en son sein, devrait mettre autant que possible en concordance la représentation et la réalité effective, devrait s'ingénier à faire que les apparences trompent le moins possible, factuellement ça n'est pas toujours le cas, et plus elles sont trompeuses plus le niveau de corruption est élevé. J'en discute plus dans d'autres billets, dont «La corruption» et «339: Une brève histoire du temps», corruption et division c'est la même chose, un corps qui se corrompt est un corps qui se disloque, qui se divise – un corps malade ou mourant. Le mal, l'erreur, la corruption, la division? Quatre termes pour une même notion, “ce qui détruit”. L'entropie toujours. Il m'arrive d'écrire que nous vivons tous dans l'erreur en précisant parfois que ça n'a rien de métaphorique, de moral ni d'idéologique, nous vivons dans un univers qui tend à l'entropie et ce qui nous permet de vivre est ce jeu constant, cette balance entre accélération et ralentissement. Comme écrit précédemment la néguentropie, mieux nommable dysentropie, n'est pas le contraire de l'entropie mais un de ses cas. Pour me citer encore, cette fois dans la première partie de ce billet:

«La néguentropie étant une chose impossible – tout système fermé isolé tend à la désorganisation –, un système du vivant [fait] une autre chose qu'on peut nommer “entropie différée”, dans le temps ou/et dans l'espace. Localement, là où a lieu le phénomène, une partie de l'énergie disponible dans le système est dirigée de manière à l'organiser, et la désorganisation induite dirigée pour partie ailleurs dans le système et pour une partie nettement plus importante dirigée en-dehors du système. Comme cet “extérieur du système” est aussi, à son niveau, un système, duquel ce système “néguentropique” participe, celui-ci n'est que temporairement et localement anti-entropique».

 Dans le cadre même du système il y a une circulation de l'entropie par accélération ou ralentissement selon les besoins de correction, afin de tendre vers l'homéostasie, vers l'état optimal, vers “la normale”. Un système “anormal” reste à lui-même perceptivement “normal” tant qu'il parvient à maintenir sa cohésion globale. On peut interpréter l'anormalité organisée par le système même comme une sorte de maladie auto-immune: le système de régulation est lui-même déréglé mais reste normal de son propre point de vue en ce sens que sa fonction reste la même et se réalise de la même manière sinon qu'il a une fausse représentation de l'état du système et de ses parties. Comme l'indique l'article de Wikipédia,

«Le système immunitaire [...] repose sur la notion très centrale du soi opposé au non-soi ainsi qu'au soi modifié. Cette distinction s'effectue grâce à des marqueurs chimiques du soi [...] mais elle n'est pas véritablement innée: les cellules immunitaires naïves sont d'abord sensibilisées et sélectionnées en fonction de leur réactivité vis-à-vis de ces marqueurs du soi [...].
Il existe donc chez tous les vertébrés une auto-immunité latente, laquelle est en temps normal inhibée par les mécanismes de régulation de la maturation des cellules immunitaires [...].
Quand l'auto-immunité n'est pas suffisamment/correctement régulée, certaines cellules immunitaires s'attaquent pathologiquement à l'organisme sain; on parle alors de maladie auto-immune»
.

L'auto-immunité morbide repose sur l'activité anormale d'une fonction normale où le sous-système régulateur perçoit comme “non soi” ou “soi modifié” ce qui est du “soi”; le reste de l'organisme n'étant pas en situation de le déterminer, même se rendant compte du dérèglement global chaque partie aura le sentiment qu'il y a effectivement un excès de “non soi” ou de “soi modifié” sinon parfois quand le dérèglement du système l'atteint directement, mais même en ce cas elle peut situer la cause du problème ailleurs même si elle en situe le siège dans le système de régulation: si les parties constatent la dysfonction du système régulateur elles constatent aussi que celui-ci est “fonctionnel”, qu'il fonctionne comme on l'attend, et interprètent donc ses actions excessives comme une réponse “normale” à une situation “anormale”, à une “maladie”.

Naissance d'un complot.

Le cadre est posé: une société corrompue, en cours de désorganisation ou désorganisée – malade, mourante ou morte – au niveau d'entropie tel qu'elle perd sa capacité d'auto-correction, d'homéostasie. La différence entre une société et des individus est simple: une société peut vivre “normalement” bien après sa fin, devenir “zombie”, une société “morte-vivante”, ou “vampire”, une société “vivante-morte”, un corps sans esprit ou un esprit sans corps. Une manière plaisante de définir les deux cas, entropie par insuffisance de ressources ou par excès de dépenses. Comme expliqué la conséquence est la même perceptivement et phénoménalement puisque dans les deux cas il s'agit d'une mauvaise répartition des ressources, ce qui induit la même perception, une accélération excessive de telles parties, un ralentissement excessif de telles autres.

Un complot du type “spontané”, non issu d'un «dessein secret, concerté entre plusieurs personnes, avec l'intention de nuire à l'autorité d'un personnage public ou d'une institution», naît à la faveur d'un dérèglement. Ça ne signifie nullement qu'au sein d'un tel complot il n'y ait des complots ou des sortes de complots “concertés“, plutôt du genre qui correspond à la définition par extension, «projet quelconque concerté secrètement entre deux ou plusieurs personnes», tenant compte du fait que, comme déjà dit, un complot réellement secret est le plus souvent destiné à échouer. Dans le chapitre VI du Discours sur la première décade de Tite-Live intitulé «Des conspirations», Machiavel, discutant de ce que je nomme ici “complots”, explique avec assez de justesse pourquoi les complots “'d'un seul” ou “de plusieurs“ sont en général destinés à échouer:

«Tout individu peut concevoir un pareil projet, grand ou petit, noble ou plébéien, admis ou non dans la familiarité du prince, parce que tout homme trouve quand il le veut bien le moyen de l'aborder et par conséquent celui de satisfaire sa vengeance [...]. Il n'est pas rare de trouver des gens qui forment de pareils projets, mais il en est bien peu qui les exécutent. Ceux-ci périssent tous, ou presque tous dans l'exécution, et on trouve bien peu de gens qui veulent courir à une mort certaine.
Mais laissons ces projets formés par un seul, et parlons des conspirations tramées par plusieurs. Je dis qu'elles ont toutes pour auteurs les grands de l'État, ou des hommes amis du prince. Tous les autres, à moins qu'ils ne soient fous, ne peuvent chercher à former des conspirations. Ils manquent de tous les moyens de succès et d'espoir de réussite, qui sont nécessaires pour s'engager dans de pareilles entreprises. D'abord des hommes qui ne peuvent rien n'ont pas de quoi s'assurer la fidélité de leurs complices. Nul ne peut consentir à suivre leur parti, sans l'espoir d'aucun de ces avantages qui déterminent les hommes à braver les plus grands périls; en sorte qu'à peine se sont-ils ouverts à deux ou trois personnes, ils trouvent un accusateur qui les perd. En supposant qu'ils n'eussent pas d'accusateurs, ils éprouvent tant de difficultés dans l'exécution, l'accès auprès du prince est pour eux si difficile, qu'il est impossible qu'ils ne soient accablés dans l'exécution. Si les grands d'un État qui ont un accès facile chez le prince succombent eux-mêmes accablés par les difficultés sans nombre dont nous parlerons bientôt, on sent que ces difficultés doivent croître pour les autres».

Pour le plaisir de la lecture, et du propos, je cite l'alinéa qui suit ces deux-là:

«Mais comme les hommes ne perdent pas tout à fait le jugement lorsqu'il s'agit de leur vie ou de leurs biens, quand ils sont faibles, ils s'éloignent de cette espèce de dangers, et quand ils haïssent un prince, ils se contentent de s'exhaler en reproches, en injures, et ils attendent leur vengeance d'un offensé plus puissant qu'eux. Si cependant il était quelqu'un de cette classe d'hommes qui eût osé faire pareille entreprise, on doit plutôt louer son intention que sa prudence».

Si vous n'avez jamais lu Nicolas Machiavel je vous conseille d'y remédier, on lui a fait à tort une sale réputation et son nom est associé à un substantif et un adjectif dépréciatifs, “machiavélisme” et “machiavélique”, ce qui est injuste: l'analyste de la société est-il responsable de la description qu'il en fait ou de l'usage de son étude? Prenez le cas de ce qu'on nomme usuellement «l'expérience de Milgram», ce qui est réducteur, Stanley Milgram ne fut pas l'homme d'une seule expérience. La vulgate définit faussement cette expérience, qu'on répute être la démonstration, en gros, que «l'Homme est fondamentalement mauvais», alors que le but de Milgram fut tout autre:

«En conclusion, nous sommes en droit de nous demander le but qu’un auteur peut viser avec la publication d’un tel ouvrage. Henri Verneuil, co-producteur, avec Yves Montand, d’un film fondé en partie sur son contenu, m’a déclaré qu’il posait problème pour une certaine catégorie de Français. En effet, il ne se rattache à aucune des tendances politiques traditionnelles. Il ne soutient ni la gauche, ni la droite, ni même l’anarchisme. Force m’est d’admettre ce point de vue. Car le problème de l’autorité est compliqué. Les règles de conscience de chaque individu sont elles-mêmes issues d’une matrice de relations autoritaires. La morale, aussi bien que l’obéissance destructrice, procède de l’autorité. Pour une personne qui accomplit un acte immoral au bénéfice de l’autorité, il en existe une autre qui refuse de se soumettre. C’est pourquoi ce livre n’a rien d’un traité politique. Il n’est pas susceptible de provoquer une révolution, mais j'espère qu’il contribuera à éclairer la condition humaine. Je souhaite en outre qu’il suscite chez ses lecteurs une compréhension plus approfondie de la force de l’autorité dans notre vie et que, par voie de conséquence, il abolisse la notion de l’obéissance aveugle: ainsi, dans un conflit entre la conscience et l’autorité, chacun d’entre nous pourra tenter d’agir davantage en conformité avec les obligations que la moralité nous impose» (préface à la deuxième édition française de Soumission à l'autorité, Stanley Milgram, 1974 et 1979).

Souligné par Ma Pomme. Toute la préface vaut la lecture, notamment pour l'analyse des fausses lectures de son expérience. Du coup je la publie dans un addendum à ce billet: «En complément de “Entropie systémique”: III - Une préface de Stanley Milgram». Or, loin d'éclairer la condition humaine et de susciter une compréhension  plus approfondie de la force de l'autorité dans notre vie, l'expérience – non nécessairement le livre qui, autant que je sache, plus que d'être mal lu est rarement lu – fut le vecteur nouveau d'un dogme ancien, les humains comme “profondément mauvais” donc. Milgram est un psychologue social avant tout social, mais son expérience fut lue avant tout dans une approche psychologique; comme le précise Milgram, «ce n’est pas tant la qualité de l’être qui détermine ses actes que le genre de situation dans lequel il est placé», or l'interprétation la plus courante est bien que son expérience démontre censément que la qualité de l’être détermine ses actes. Cela dit, Milgram a eu de bons lecteurs, mais pas ceux qu'il escomptait, sous certains aspects les “prisons spéciales” mises en place à partir de 2001 par les États-Unis, sous contrôle de l'armée ou de la CIA, ainsi que les textes dogmatiques de justification de la torture produits à cette époque par l'administration de George Bush Jr., tirent partie des travaux de Milgram et d'autres expériences de la même époque, notamment la très discutée «Expérience de Stanford» de 1971 par Philip Zimbardo: Abou Ghraib comme application conjointe des deux expériences à grande échelle et dans une intention tout autre... Machiavel partage ceci avec Milgram: on le lit peu, le plus souvent au filtre des préjugés à son encontre, et ceux qui tirent le plus partie de ses analyses sont rarement ceux pour qui ils écrivit. Le problème ancien des porteurs de messages: quand ce sont de mauvaises nouvelles, le messager en est tenu pour responsable... Tiens, une autre préface, ou plutôt une dédicace:

«J'ai la satisfaction de penser que si j'ai commis des fautes dans le courant de cet ouvrage, j'ai, du moins, bien certainement réussi dans le choix de ceux à qui je l'adresse. Non seulement je remplis un devoir et je fais preuve de reconnaissance, mais je m'éloigne de l'usage ordinaire aux écrivains qui dédient toujours leurs livres à quelque prince et qui, aveuglés par l'ambition ou par l'avarice, exaltent en lui les vertus qu'il n'a pas, au lieu de le reprendre de ses vices réels.
Pour éviter ce défaut, je ne l'adresse pas à ceux qui sont princes, mais à ceux qui, par leurs qualités, seraient dignes de l'être; non à ceux qui pourraient me combler d'honneurs et de biens, mais plutôt à ceux qui le voudraient sans le pouvoir»
. (voir aussi l'avant-propos au Discours sur la première décade de Tite-Live, qui éclaire le projet réel de Machiavel).

Souligné par Ma Pomme. Lu en tant que soi, Le Prince dudit Machiavel est un excellent exposé des techniques de manipulation de l'opinion, si on ne le comprend pas on se prive d'un moyen de lutter contre, si on le comprend et qu'on souhaite devenir ou rester prince, c'est utile. Ni Machiavel ni Milgram ne sont responsables du mésusage de leurs œuvres, c'est le lecteur qui en est responsable, toujours, et non l'auteur. À titre personnel je déteste un auteur comme Carl Schmitt mais je le lis et le conseille, il faut connaître la propagande de ses adversaires idéologiques pour, le cas échéant, s'y opposer.

Donc, un complot “spontané“ est circonstanciel. On ne peut conséquemment supposer un “grand complot mondial” mais le simple désir de faire que rien ne change quand tout doit changer conduit à participer d'une sorte de Grand Complot Mondial. Le complot de ceux qui veulent que rien ne change. Les motifs et motivations de ces “complotistes” qui se muent en “comploteurs” importent peu, ce qui les réunit est très limité: de leur point de vue le projet qui les motive ne peut se réaliser que si l'organisation actuelle, celle du moment où ils conçoivent leur projet, se maintient. Prenez le cas du processus qui a conduit au gouvernement actuel en France: ses initiateurs avaient des visées diverses et parfois antagonistes, en tout cas non convergentes, mais pour que ce projet assez limité et qui a beaucoup de caractéristiques d'un complot “concerté” réussisse, nécessairement la superstructure actuelle, celle de la V° République, doit se maintenir. Reste que le projet des initiateurs de ce processus n'a aucune importance: une fois au pouvoir, une faction qui dépend de la persistance d'une certaine organisation n'aura qu'un seul but: maintenir l'organisation, en premier la superstructure. Comme je le mentionne dans «En complément de “Entropie systémique”: I - Pandémie politique»:

«Tant qu'on acceptera de croire qu'une institution n'ayant en vue que le court terme ou au mieux le court moyen terme, et qui ne doit pas avoir de pouvoir décisionnaire ni de contrôle de sa propre action, dirige et contrôle, on ne résoudra pas nos problèmes. Étant fondamentalement démocrate ça m'attriste mais si mes concitoyens préfèrent en majorité une autre option libre à eux. Ça m'attriste mais pas tant que ça, quand on est dans l'optique d'agir pour l'intérêt général plutôt que pour les intérêts particuliers on sait qu'on a raison. La preuve? Le gouvernement actuel s'est clairement déclaré en faveur de l'initiative individuelle et de la liberté d'entreprendre, et en faveur de la croissance, et pourtant il ne cesse, depuis plus d'un an, de limiter les libertés privées et publiques, et depuis près d'un an d'agir contre la croissance. Ce qui m'amène à un de mes préceptes: quand les choses doivent changer elles changent. Possible que ce gouvernement croie réellement être favorable à l'initiative individuelle, à la liberté d'entreprendre et à la croissance, mais je constate qu'au moins depuis mars 2020 il va contre cela. Parce que la réalité est plus forte que la croyance...».

Et comme je le mentionne dans «En complément de “Entropie systémique”: II - À propos de la démocratie»:

«Je ne suis pas dans la tête de mes gouvernants, je me contente de voir le contraste entre leur discours et leur action. À titre personnel je suis favorable à une extension aussi large que possible des libertés publiques, ne suis pas opposé à la liberté d'entreprendre même si ça ne me semble pas fondamental, et n'ai pas proprement d'opinion sur ce concept de croissance, les sociétés participent du vivant et tout ce qui vit croît aussi longtemps qu'il vit donc je ne suis ni pour ni contre, mais suis assez peu favorable à l'identification de la croissance à celle du PIB, ça ne vaut que si on est un croyant de “l'économie”, pour mon compte je suis plus croyant de l'écologie que de l'économie – faut savoir regarder un peu au-delà du seuil de sa maison...».

Je ne suis pas dans la tête de mes gouvernants, ni de leurs prédécesseurs, qui en ce cas sont les mêmes – la majorité des membres du gouvernement de ce mois de décembre 2020 a déjà participé à des gouvernements entre 1995 et 2017, comme ministres ou membres de cabinets, y compris le cabinet du chef de l'État d'un des trois prédécesseurs de l'actuel. Je ne suis pas dans leur tête mais je constate leurs actes.


Excursus: Le passé, l'avenir, le présent.

J'entendais il y a peu une personne intelligente dire une imbécillité. Savoir si elle le croyait ou si c'était de la propagande, indécidable... Une imbécillité très répandue cela dit, selon laquelle les Français sont très attachés à l'élection du président de la République au suffrage universel direct parce qu'ils ont une tradition multiséculaire voire multimillénaire de l'Homme Providentiel, du Monarque “élu”, que ce soit de Dieu ou du Peuple. Ce que l'Histoire de France ne démontre pas. Selon moi la France n'existe proprement qu'à partir du milieu du XV° siècle même s'il y en a les prémisses au cours des deux siècles et demi précédents, tenant compte que pendant 116 ans, de 1337 à 1453, cette marche à l'unification du royaume fut quelque peu entravée. Il est toujours malaisé de se représenter une entité politique totalement autre que celles qu'on peut connaître même indirectement: jusqu'au XVII° siècle il n'était pas envisageable d'unifier réellement un territoire aussi large que celui de la France actuelle, jusqu'au milieu du XIX° siècle de l'organiser “en un seul corps”; même considérant les débuts de son unification au tournant des XII° et XIII° siècles, ce n'est qu'à la fin du règne de Louis XIII qu'elle put proprement se réaliser, avant cela et quoi qu'on en puisse croire en notre époque, le monarque n'avait d'autre puissance que celle que lui concédaient ses obligés. Si sous les règnes de Louis XIII et Louis XIV elle se réalisa ce fut par une stratégie délibérée d'affaiblissement des “puissants” du temps, en s'appuyant sur une classe montante, les “bourgeois”, le “tiers état”. On se le représente faussement aujourd'hui comme l'ordre des “non nobles” et “non clercs” alors qu'une part importante des représentants de cet ordre, lors des “états généraux”, étaient des nobles et des clercs, l'opposition était bien plus entre les villes et les campagnes, et entre la “petite noblesse”, le “petit clergé” et la “petite bourgeoisie” et les “grands” de ces trois classes. La prise du pouvoir par le tiers état à la fin du XVIII° siècle ne fut pas «un coup de tonnerre dans un ciel serein» mais la conséquence d'une politique de long terme.

Factuellement, entre le XIII° et le milieu du XX° siècle la France a beaucoup plus connu des situations avec un pouvoir central et un chef d'État faibles, parfois pas de chef de l'État, que le contraire. Connaître le discours des “puissants” contemporains sur leur action et le contraste entre leur discours et la réalité de leur action; connaître le discours des chroniqueurs contemporains de l'action des “puissants” et le contraste entre le discours et l'action réelle chroniquée informe sur une chose: les chroniqueurs du présent sont rarement des sources fiables. Le récit qu'on nomme «roman national», qui constitue la base de l'Histoire telle que diffusée auprès du public naïf, non-spécialiste, est une accumulation de récits erronés et de falsifications.

Il n'y a de réel, d'observable directement, que le présent, le contemporain immédiat. On peut lire le passé et calculer le futur mais on ne peut pas les observer sinon indirectement, médiatement. Et au-delà d'une certaine durée ils deviennent inobservables. Cet au-delà varie selon la chose observée, selon les moyens conceptuels et fonctionnels d'observation, de lecture et de calcul dont on dispose, et selon les visées des observateurs. Sur cette question du “roman historique”, un politicien, un propagandiste, un médiateur et un historien n'auront pas le même rapport à cet objet, et bien sûr ne l'interprèteront ni n'en rendront compte de la même manière selon les idéologies qui structurent leur rapport au monde et selon leur projet en s'en emparant.

Pour une discussion plus précise de ces questions, les billets «Le passé et le futur sont toujours pareils, le présent toujours différent», «Imprédictibilité du passé» et «Addendum III à “Quand les choses doivent changer..”» ainsi que celui plus ancien «338: Conscience écologique», traitent de ce que je nomme “temps chronologique” (le premier de ces billets en traite sans le nommer), ce qui peut sembler une tautologie puisque le mot grec ancien χρόνος signifie “temps”, mais comme expliqué dans ces billets il y a deux objets nommés “temps”, le temps comme durée cyclique ou linéaire, qu'on peut aussi nommer temps symbolique, et le temps comme dimension, qui est le temps physique, le temps de la physique einsteinienne et de de la mécanique quantique. Dans les trios premiers je discute aussi de ce qu'on peut considérer socialement comme le passé, le présent ou contemporain, et le futur.

Le faible accès que l'on a au passé et à l'avenir, ainsi qu'au distant spatialement et topologiquement, est ce qui permet la constitution de complots: les “complotistes” et “comploteurs”, du moins les initiateurs des processus qualifiables de “complots”, prennent en compte qu'une part variable mais toujours importante des membres humains d'une société – une forte minorité ou une majorité –, outre d'avoir un faible accès au passé et à l'avenir, a une assez ou très faible conscience de cette limitation, donc tend à croire que la représentation qu'elle a de ces segments de l'univers est la réalité.

Fin de l'excursus.


Naissance d'un complot. (suite)

Cet excursus pour donner les éléments de compréhension de ce que je proposerai ci-après. Je supposerai que vous aurez consulté les deux billets brefs cités dans cet excursus, «Le passé et le futur...» et «Imprédictibilité du passé», et avec de la chance le troisième, «Addendum III..», et que donc vous avez idée de mes concepts, hypothèses et présupposés concernant le passé, l'avenir, le présent et le temps social ou temps chronologique ou temps symbolique ou temps comme durée. J'en ai déjà discuté ici, dans la section «De l'élection, des électeurs et des élus», mais de manière rapide, en précisant que cette «autre perception du temps chronologique [...] n'est pas le sujet ici», non pas ici dans ce billet mais ici dans cette section. Il se trouve que dans la section en cours c'est le sujet ou du moins que ce sujet permet d'éclairer cette section. Cela dit le propos et les citations de la section «De l'élection...» me semblent pouvoir suffire mais je ne l'assure pas car je ne suis pas vous: faites-vous partie des personnes qui, avec quelques éléments, peuvent mener leur propre réflexion, soit en extrapolant à partir de bribes, soit en allant vérifier les propos et propositions (dans mon cas je fais les deux, ou faites-vous partie de cette classe d'humains qui, «outre d'avoir un faible accès au passé et à l'avenir, a une assez ou très faible conscience de cette limitation, donc tend à croire que la représentation [...] est la réalité»? Si vous êtes dans ce cas, mieux vaudrait pour vous lire les billets mis en lien. De l'autre bord, si vous êtes dans ce cas, si vous prenez la représentation pour la réalité, pas sûr que ça ait grand intérêt pour vous de lire ces billets, qui proposent une tout autre approche: la représentation n'est pas la réalité, ou plus exactement, la réalité représentée n'est pas la réalité observable.

Je me tâtais, vais-je mettre en exergue cette proposition, «la réalité représentée n'est pas la réalité observable»? J'ai opté pour la mise en exergue. De mon point de vue ça n'a qu'un intérêt limité: si je suis une personne qui prend la représentation pour la réalité, peu de chances que cette mise en exergue ait la moindre efficacité; si vous n'en êtes pas vous aurez par vous-même considéré que la proposition est notable, ce n'est que la paraphrase d'une sentence qui vous est déjà évidente: «La carte n'est pas le territoire». Et j'ai décidé de la mettre en exergue. Parce que c'est utile. J'écris avant tout pour celles et ceux qui supposent que la carte n'est pas le territoire. Pour elles et eux la mise en exergue est inutile et probablement agaçante (j'apprécie La Société du Spectacle de Debord mais m'agace quand il met en exergue des segments, soit que ça me semble évident, soit que ça me semble sans intérêt). Mais si par hasard et par chance mes écrits devaient servir d'instruments de propagande, ces mises en exergue auraient leur utilité en pointant les propos qui dans le cadre d'un débat autour d'une de me discussions sont des éléments non évidents. Je précise: non évidents pour qui la représentation est la réalité. Cette proposition, «la réalité représentée n'est pas la réalité observable», ne constitue pas une vérité d'évidence mais un élément de propagande.

Je n'ai pas la moindre confiance en l'écrit pour diffuser efficacement une propagande pour la raison simple qu'un écrit est dépendant de l'interprétation de qui le lit. C'est généralisable à toute expression médiate, image fixe, image mobile, “animée”, production sonore, dans tous les cas l'interprétation est libre donc dépendante des seuls récepteurs. Donc, la réalité représentée n'est pas la réalité observable. Ce n'est immédiatement valide que pour qui suppose d'avance que c'est valide. Si au contraire on suppose que la représentation de la réalité est la réalité cette proposition est invalide. Non tant dans sa forme, autant que je sache presque tous les humains sont formellement d'accord avec cette proposition, la réalité représentée n'est pas la réalité observable, en revanche ils ne le seront pas toujours informellement. Je veux dire: tout le monde ou presque suppose que les apparences sont trompeuses, donc suppose que la représentation de la réalité n'est pas la réalité, mais certains voient comme la réalité sa représentation, donc presque tout le monde est d'accord sur la proposition mais non sur ce que sont la réalité et sa représentation.


Savez-vous? Ma réalité n'est pas la vôtre. Dans ma réalité j'ai des choses nettement plus importantes à faire que poursuivre cette discussion. Et dans ma réalité, là de manière non nécessaire mais idéologique, j'avais idée de publier ce billet, parties I et II, ce 1° janvier 2021. Les choses importantes pour Ma Pomme prévalent sur celles secondaires, circonstancielles, et prévalent nettement, je vais publier les parties I et II en l'état, et suppose devoir produire par après une partie III. Ce qui mettra du désordre dans l'organisation de ces parties puisque la partie I apparaîtra après la partie II mais avant la partie III. Ce qui vous donnera à réfléchir sur ma proposition: l'univers est stochastique et fractal. Pas grave, mon univers n'a pas d'ordre.

Vers la troisième partie.

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