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Billet de blog 5 décembre 2025

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Prostitution des mineures confiées à l’ASE

France 2 a diffusé un documentaire préoccupant sur la prostitution de jeunes filles placées en foyer de l’Aide Sociale à l’Enfance. Description détaillée du film et commentaires sur la gravité des accusations et sur la façon dont l’ASE est médiatiquement traitée.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Description du documentaire :

Envoyé spécial a diffusé sur France 2 le jeudi 27 novembre un documentaire intitulé Protection de l’enfance, le scandale des mineures prostituées. Dans une première partie, je déroule le film, que je commenterai dans la seconde partie de ce billet.

Illustration 1

Une journaliste, Mélanie Nunes, a rencontré des jeunes filles qui ont témoigné auprès d’elle de ce qu’elles ont vécu, alors qu’elles étaient accueillies dans un foyer de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE). Elle n’a pas vraiment pu échanger avec des encadrants éducatifs, à part des personnels sollicités à l’improviste à la porte des foyers. Un président de Conseil Départemental [CD], celui de l’Essonne (LR) a accepté de recevoir la journaliste mais sa prestation botte en touche car, selon lui, le problème de la prostitution des mineures relève de la compétence de la police et de la justice.

Ce reportage tente de se présenter comme un scoop : Envoyé spécial aurait découvert qu’il y a des jeunes filles qui se prostituent dans le pays et que dans la majorité des cas elles sont pourtant déjà prises en charge par les services de la protection de l’enfance. Jusqu’à invoquer un taux de 80 % de mineures prostituées placées dans un foyer, en invoquant le rapport parlementaire d’Isabelle Santiago qui aurait donné ce chiffre.

La plupart des jeunes filles ont été placées alors qu’elles avaient connu des maltraitances dans leur famille. Certaines se sont prostituées dès 14 ans, l’une dès 11 ans. Les parents n’ont jamais été informés, une mère crie son indignation qu’un foyer n’ait pas su protéger sa fille alors que c’était sa mission.

Des jeunes filles interviewées invoquent des problèmes financiers, elles disent qu’elles ne mangeaient pas à leur faim dans le foyer ce qui les aurait poussées à se prostituer, l’argent de poche était détourné (« 20 € qu’on ne voyait presque jamais »). Les éducateurs leur disaient d’arrêter, elles répondaient : « donnez-nous à manger, donnez-nous des vêtements, et on ne le fera pas ». Est-ce parce que ce genre d’affirmation éveille de la prudence chez la journaliste, en tout cas elle se fait embaucher dans un foyer, présentant un diplôme d’animatrice. Là, elle constate que sur 12 ados de 15 à 18 ans, le tiers n’est pas scolarisé, 4 sont en fugues (la brigade des mineurs a été prévenue). Elle filme en caméra cachée et recueille le témoignage d’une pensionnaire qui lui confie qu’il y a eu des filles proxénètes dans ce foyer.

Ce que le documentaire d’Envoyé spécial montre et qui pose gravement question c’est la façon dont des "éducateurs", rencontrés à l’arrache, s’expliquent, ils et elles sont parfaitement au courant : en gros, on n’y peut rien, les filles fuguent, on ne peut pas les en empêcher, et dans la rue ça relève de la police (la fugue, en général, est signalée). L’un est désabusé, il dit qu’« on est plongé dans un océan de néant face à ces profils-là ». On n’a pas le droit de mettre des « barbelés ».

Un raz-de-marée

Illustration 2

Mélanie Nunes prend la peine de rencontrer une juge des enfants, à Marseille, Samah Meziani-Gimenez, qui est référente prostitution dans le tribunal. Elle a la responsabilité de 400 mineures. Face à l’aggravation de la situation, elle dit : « nous sommes devant un raz-de-marée », la solution suppose « une synergie de tous les acteurs » et des enquêtes pour démanteler tous ces réseaux.

Dans toutes les affaires dont il est rendu compte, les clients savaient que les filles étaient mineures et en foyer : ils sont pompiers, policiers, avocats, ambulanciers. Dans un procès à Albi (Tarn), défilent à la barre un ostéopathe, un chef d’entreprise, un jardinier (l’un dit qu’il croyait que la gamine avait 22 ans alors qu’elle en avait 15, mais un autre reconnait qu’il avait bien compris que la fille était mineure) : ils sont condamnés à une contravention, entre 500 et 700 euros. Marjolaine, présentée comme "éducatrice", qui ne travaille pas à l’ASE, confie à la journaliste qu’elle a « entendu beaucoup de choses sur ce qui se passe dans les foyers » et constate que « ça prend une ampleur incroyable ». Elle est choquée : ces hommes payent 100 euros pour une fellation, et leur avocat gémit qu’ils ne pourront pas payer l’amende de 500 euros ! La journaliste se rend la nuit devant le foyer avec une autre "éducatrice" qui y a travaillé comme intérimaire au moment des faits de prostitution : elle témoigne qu’on lui avait dit qu’il y avait 12 jeunes filles, les 12 étant dans la prostitution, les grandes étant les proxénètes des plus jeunes. Les adultes qui, ce soir-là, entrent dans le foyer refusent de répondre aux questions, ils ont eu consigne de ne pas parler aux journalistes. Cependant, le veilleur de nuit, présent dans ce foyer depuis 35 ans, admet que ces filles sont des « proies ».

Le Conseil Départemental du Tarn dépense chaque année 60 millions d’euros à la protection de l’enfance, Mélanie Nunes sollicite une entrevue auprès de son président, Christophe Ramond, PS, qui refuse de la rencontrer, lui adresse une lettre dans laquelle il dit que la prostitution des mineures est un fléau national. Il tente de dégager la responsabilité de l’ASE, qui relève de son administration, en disant que « la responsabilité est collective et doit être partagée avec l’ensemble des services de l’État : justice, forces de l’ordre, santé, éducation ». Il souhaite que ce fléau soit érigé comme grande cause nationale avec des réponses adaptées, avec sanctions fortes contre les clients et éloignement des mineures concernées dans des unités spécialisées relevant de l’État.

Dans l’Essonne, Alice, 14 ans, en fugue est emmenée par des adultes. Enfermée à Toulon, elle découvre sa photo sur un site de prostitution où elle s’appelle Barbara, 22 ans. Elle appelle les éducs qui, selon elle, ne réagissent pas, sa mère prévient la police qui délivre Alice des griffes de ses bourreaux, qui seront condamnés à 5 ans et 18 mois de prison pour proxénétisme aggravé. Alice ne met pas seulement en cause le foyer mais l’ASE toute entière. Colère, elle répète : « l’ASE c’est de la merde, dégagez les éducs, mettez de vrais éducateurs ». Placée dans un nouveau foyer, elle redevient la proie des proxénètes.

La journaliste interpelle des éducs d’un foyer, qui lui disent être au courant de la prostitution, l’une dit qu’un protocole avait été établi, refusé par le Département de l’Essonne. Des mineures sont envoyées dans des hôtels au milieu d’adultes (9 m² pour 650 € payés par l’ASE, avec punaises et araignées de lit) alors qu’une loi de 2022 l’interdit, applicable depuis le 1er février 2024. Une amie d’Alice se plaint : les éducs lui donnaient « 40 € par semaine, alors qu’une pipe… », lâche-t-elle, laconique. Elle concède : « c’est pas bien mais c’est de la survie » ! Elle poursuit en dressant un tableau noir chargé de drogue, de cocaïne, de sodomies et de tentatives de suicide. Le propriétaire de l’hôtel n’ignore rien de la prostitution, il constate que ces jeunes sont livrés à eux-mêmes.

Illustration 3

La mère d’Alice a assigné en justice le président de l’Essonne, François Durovray, LR, qui accepte de rencontrer la journaliste. Il couvre ses services estimant que le travail a été fait correctement. Il ignore ce que signifie ce "protocole" que le Département aurait refusé, il met en doute ce témoignage d’éducatrice sous anonymat. Il considère que dans l’Essonne comme dans la quasi-totalité des départements le problème n’est pas une question de moyens : le budget ASE s’élève à 245 millions d’euros ! La prostitution, c’est à l’extérieur des foyers, c’est « un mauvais côté de la nature humaine », mais ça ne relève pas de l’ASE.

Pourtant, dit la journaliste en voix off de son documentaire, cette prostitution juvénile explose, multipliée par dix en dix ans ! A Marseille, la mère de Lila veut attaquer la présidente des Bouches-du-Rhône pour faute lourde. Elle a le soutien d’un avocat marseillais, Me Michel Amas. Il défend, sur 7 départements, 49 familles ayant une fille placée s’étant retrouvée dans la prostitution. Filmé dans son cabinet, s’adressant à Lila et à sa mère, il proclame qu’il veut « mettre en cause le gardien du foyer, l’éducateur spé, le référent ASE et Martine Vassal, présidente du Conseil Départemental des Bouches-du-Rhône, tous ces gens qui savaient et n’ont rien fait. Ils avaient le devoir de vous protéger ».

Mélanie Nunes sollicite Martine Vassal, qui refuse de la recevoir, invoquant une procédure en cours [l'avocat a porté plainte contre elle et le CD]. Mais elle lui adresse ce commentaire par écrit : « les mineurs victimes de prostitution, souvent sous l’emprise de réseaux mafieux, oscillent entre demande de protection et fuite en avant, ce qui rend leur accompagnement particulièrement difficile. Les travailleurs sociaux du Département sont malgré tout à pied d’œuvre pour créer et maintenir un lien de confiance avec eux ».  Elle aussi botte en touche, renvoyant sur une association importante à Marseille et alentours, l’ADDAP 13, qui traite de la prévention spécialisée, des mineurs non accompagnés, de l’insertion par l’activité économique, et qui a élaboré « un protocole de soin au sein des hôpitaux pour améliorer l’accueil et la prise en charge des jeunes qui sont dans des réseaux de prostitution ».

Et le documentaire se termine là-dessus, avec Lila et sa mère, s’éloignant, se tenant par la main, la mère disant à sa fille : « Tu es une belle personne ».

Illustration 4
Un foyer de Marseille

Mes commentaires :

Ce documentaire qui traite de la prostitution et met en cause la protection de l’enfance tend à être présenté par ses promoteurs comme un scoop, alors que l’ASE est depuis longtemps l’objet de tirs à boulets rouges et que la prostitution dans les foyers a déjà été abordée. Étrangement pas par tous les documentaires, pourtant sévères, comme si certains documentaristes étaient passés à côté, alors même qu’ils cherchaient à dresser un tableau apocalyptique de l’ASE. Cependant, un documentaire de M6 en janvier 2020, il y a donc bientôt six ans, évoquait la prostitution en foyer, en Côte-d’Or et dans le Vaucluse (une employée qui avait travaillé dans un foyer et qui avait dénoncé cette prostitution avait été entendue par la police pour "dénonciation calomnieuse").

En 2019 et 2020, il y a eu une sorte de compétition entre les chaînes de télévision : c’était à celle qui diffusait le documentaire le plus saignant sur l’ASE (France 3, M6, France 5), de préférence en janvier (!). Plusieurs rapports, dont celui de la députée Isabelle Santiago, ont relancé des débats (C ce soir, 10 avril, France 5, Protection de l’enfance, scandale d’État ?) d’où, sans doute, la réalisation et la diffusion de ce dernier documentaire sur Envoyé spécial.

Illustration 5

Le taux de 80 % de mineures se prostituant et relevant de l’ASE m’apparait totalement exorbitant. Il émane en réalité d’un maître de conférences en psychologie à l’Université de Lorraine, Aziz Essadek, qui a évalué en 2022 que 15 000 mineures de l’ASE se prostituaient sur un total de 20 000 mineures prostituées dans le pays. Si on retient ce chiffre, cela signifierait que selon Aziz Essadek les mineures de l’ASE représenteraient 75 % des mineur·e·s confrontées à la prostitution en France. Du coup, il faut aller voir comment il établit ses statistiques : il a étudié 1315 dossiers de mineurs suivis par l’ASE en Essonne et a trouvé 62 cas de prostitution, soit 4,7 %. Jusque-là, on se dit que c’est un phénomène préoccupant, qu’il faut agir. Sauf que pour frapper les esprits, cela ne suffit pas : alors le chercheur extrapole sur la France entière et sur la base de l’ensemble des mineurs suivis ou accueillis par l’ASE. Conclusion : 15 000 sont concernés ! Voilà comment ce chiffre a été établi, repris par ce que j’appelle le lobby anti-ASE et par Envoyé spécial.

On a déjà connu ce phénomène d’extrapolation avec le nombre d’enfants tués dans leur famille : « deux par jour » proclamaient ceux qui localement avaient totalisé les cas avérés, les enfants secoués, les morts subites du nourrisson, puis en le rapportant à la France entière avaient considéré que cela devait bien faire 730 morts par an (ça tombait bien, deux fois 365) ! Jusqu’au jour où il a été admis que pour se préoccuper d’un problème social grave il n’était pas nécessaire de falsifier les chiffres. Je pourrais aussi citer le taux de 25 à 40 % d’anciens enfants placés à l’ASE qui seraient devenus SDF : cela conforte ceux qui veulent mener la charge contre l’ASE à n’importe quel prix, dans une approche misérabiliste mal vécue justement par des anciens enfants placés à l’ASE, les statistiques ayant été établies par un rapport de l’Insee ancien, qui ne parlait pas de l’ASE (un enfant peut avoir été placé à l’ASE certes, mais aussi dans un établissement de la Protection Judiciaire de la Jeunesse [PJJ], ou sanitaire, ou scolaire).

Illustration 6
Foyer dans l'Essonne où a été placée Alice

Par ailleurs, les chiffres cités plus haut (20 000 prostituées) sont contestés : un rapport du gouvernement, en 2022, évaluait approximativement entre 7 000 et 10 000 le nombre d’enfants se livrant à la prostitution (on voit mal comment les mineures de l’ASE pourraient être plus nombreuses que le total des mineures prostituées). Par contre, certains parlent de 10 à 20 fois plus, soit au moins 200 000 mineures, alors dans ce cas il serait difficile de n’en parler qu’en accablant l’ASE avec ce genre d'interrogation, comme le fait Envoyé spécial : « comment les foyers de la protection de l’enfance sont-ils devenus des hauts-lieux de la prostitution ? ».

Il y a 50 ans, on parlait déjà de la prostitution des jeunes filles comme un fléau national, mais les foyers où elles étaient placées n’étaient pas suspectés d’être des hauts-lieux de la prostitution, souvent foyers, fermés, tenus par des religieuses du Bon Pasteur instaurant une discipline de fer. Par ailleurs, si les trois présidents de Département bottent en touche, semblant renvoyer la prostitution à une mission qui ne relève pas de leurs compétences, c’est peut-être parce que ce documentaire, comme tous les autres qui l’ont précédé, ne se penche jamais sur la question pénale. Le téléspectateur finirait par croire que l’ASE est un service en France, dans chaque département, chargé d’accueillir des jeunes relevant du pénal. Or ce n’est pas le cas, seules celles et ceux qui font l’objet d’une mesure judiciaire au civil (assistance éducative) ou d’un placement avec l’accord des parents sont pris en charge par l’ASE. Étrangement, la Protection Judiciaire de la Jeunesse n’est jamais citée. C’est une chose d’aller rencontrer une juge des enfants, c’est autre chose que de ne pas s’interroger sur le fait que des mineurs faisant trafic de drogue (cas des garçons placés selon le témoignage de plusieurs filles) ou de mineures jouant les proxénètes dans le foyer pourrait concerner ce service dépendant du ministère de la Justice, jamais interpellé par les documentaristes.

Même la police est ménagée : Claude Ardid, auteur de La Fabrique du malheur (sous-titre : scandale au cœur de l’aide sociale à l’enfance) dans l’émission C ce soir [10/04], a dit que, selon un policier qu’il a rencontré, ce ne sont pas 80 % des foyers concernés par la prostitution des mineures accueillies mais 100 %, avec proxénètes rodant devant les foyers, sans que l’on se soit posé la question de savoir que fait la police mais seulement pourquoi les éducs ne font rien. Même si cette dernière interrogation est justifiée : la façon dont des "éducateurs" semblent s’accommoder de la prostitution des mineures dont ils ont la charge est particulièrement choquante. On aimerait creuser le sujet : qui sont-ils, qui sont-elles ? Les extraits sont-ils amputés ne permettant pas d’entendre ce que des professionnels devraient dire sur un tel sujet ?   

Illustration 7
Dans le foyer idéal à Lille

Un peu avant la fin du documentaire d’Envoyé spécial, comme souvent dans ce type de documentaire, on nous annonce qu’on a trouvé le foyer idoine, « unique », à Lille (mais lieu tenu secret) où des filles sont placés par l’ASE. En janvier 2020, après le documentaire à charge contre l’ASE de Jean-Charles Doria sur M6, Ophélie Meunier était allée dans un établissement au top, avec médiation animale, yoga et séances d’orthobionomie (!), foyer qui avait surtout le mérite d’avoir accepté d’être filmé. Cette fois-ci, à Lille, dans le foyer il y a, mazette, une socio-esthéticienne. Une jeune fille témoigne avoir arrêté la prostitution depuis son placement. La journaliste pose la question contenant la réponse : « ici tu te sens moins jugée ? ». Mais quand même une mineure est en fugue depuis une semaine et se prostitue toujours. Au téléphone, elle dit qu’un client a sorti un couteau, l’éducatrice lui parle calmement, lui pose des questions, lui demande de revenir au foyer ; le directeur témoigne à visage découvert, constatant que les mineures sont tenues par les proxénètes. La fugueuse, très amaigrie, revient au bout de 15 jours. Le commentaire est bien différent de ce qui a été dit jusqu’alors : malgré la fugue, « les éducateurs font tout pour ne pas couper le lien ». Qu’est-ce qui différencie ce foyer des autres ? Le directeur a accepté qu’une caméra, non cachée, pénètre son établissement. Ce foyer n’est certainement pas "unique", en cherchant bien on devrait sur l’ensemble du territoire en trouver bien d’autres de comparables.

Mélanie Nunes a découvert un avocat, Me Amas à Marseille. Il est connu pour son harcèlement à l’encontre des juges des enfants et des travailleurs sociaux, ce que le documentaire ne dit pas. Il diffuse des vidéos vues par des parents dont l'enfant a été placé par un juge. Le travail des professionnels du social est grandement compliqué par les interventions publiques de cet avocat. Manifestement, avec la prostitution des mineures placées en foyer, il trouve là un argument de taille, alors qu’il s’est spécialisé dans la défense des familles dont les enfants, victimes de mauvais traitements, avaient dû être placés en famille d’accueil ou en établissement. Sa notoriété est telle que nombreux médias, faute peut-être de trouver d’autres interlocuteurs compétents, se précipitent pour l’interroger (y compris Radio France).

Illustration 8
Me Michel Amas

Ce documentaire m’est apparu plus correct dans sa facture que d’autres que j’ai déjà décortiqués sur Social en question. Le regarder, en replay, a été cependant une épreuve pour moi : pour ce qu’il dénonce (comment est-il possible que des mineures censées être protégées ne le soient pas), pour certains commentaires d’"éducateurs" (qui semblent être fatalistes), pour la charge violente encore une fois contre l’ASE. Je considère qu'en général la façon dont le sujet de l’ASE (pas seulement sur la question de la prostitution) est traité dans le débat public est caricatural. D’une part, il ne tient pas vraiment compte du travail mené par un grand nombre de professionnels du secteur, que j’ai bien connu et avec lequel je reste un peu en lien, d’autre part il évacue des questions fondamentales qui, si elles étaient abordées, cela éviterait de lancer le discrédit globalement sur des acteurs engagés. L’ASE c’est comme la DDASS auparavant : un sigle commode sur lequel on s’acharne. Les critiques prennent des cas particuliers, souvent graves il est vrai, et les généralisent. Cela permet de dégager des responsabilités individuelles et non pas d’aborder la gouvernance : comment dans les Départements est gérée l’ASE ? Une solution a été avancée par certains, recentraliser la protection de l’enfance : solution agitée comme un hochet en sachant très bien que cela ne se produira jamais. Jamais l’État ne reprendra cette mission. Les Départements doivent mettre en place une organisation cohérente avec des responsables à la hauteur : je suis convaincu que le problème de l’ASE n’est pas au niveau du terrain, où de très nombreux professionnels se dévouent et agissent selon des valeurs éthiques fortes, mais de l’encadrement, certains responsables étant défaillants. Les scandales ont toujours mis en avant des professionnels de terrain, parfois injustement, sans possibilité de se défendre, avec incitation de la hiérarchie à ne pas réagir publiquement pour tenter d’étouffer l’affaire. Je défends mordicus que lorsqu’une affaire éclate il importe de répondre, afin que l’on ait une information contradictoire. Trop d’affaires ont été caricaturées dans les médias, sans que les citoyens aient eu accès aux explications des professionnels mis en cause. Dans le documentaire d’Envoyé spécial, on voit bien que certaines déclarations des jeunes filles, prises pour argent comptant, auraient mérité que la journaliste puisse vérifier : est-il possible que certaines n’aient pas de quoi se nourrir et se vêtir, et les 40 euros dont elles disposent chaque semaine est-ce pour vivre ou juste de l’argent de poche ?

Par ailleurs, notre société va mal, et le nombre de familles en grande difficulté s’accroit de façon exponentielle. Je l’écris depuis longtemps, et cela commence à poindre dans certains rapports. De ce fait, le nombre d’enfants placés augmente, sans que l’on ose en tirer la leçon : c’est-à-dire non seulement investir davantage (dépenser plus pour payer les intervenants, pour mener des actions sociales préventives) mais aussi adopter des politiques sociales qui évitent l’exclusion et les comportements déviants. Le pouvoir peut difficilement admettre cette dégradation gravissime des situations sociales, car cela le condamne en partie (sans parler du fait que les comportements délétères de certaines personnalités, qui font l’actualité, ont un impact certain sur le vivre ensemble). Les médias de droite extrême et d’extrême droite ne sont intéressés par cette question que si elle permet d’en faire reproche aux immigrés. Le Conseil Départemental de l’Essonne dépenserait suffisamment (245 M€, dit le président interrogé dans le film) mais cela ne nous dit pas si c’est beaucoup ou pas assez. Il donne ce chiffre pour dire que c’est énorme, or son budget total est de 1,5 milliard d’euros, dont 786 M€ au social qui est sa mission principale).

Autre problème que posent les documentaires télévisés : ils ne savent pas ce qu’est l’ASE qu’ils cantonnent dans sa seule mission d’accueil d’enfants en établissements ou chez une assistante familiale, ils ignorent tout de l’action éducative et sociale à domicile. D’ailleurs, en citant des chiffres, ils confondent souvent mineurs accueillis et mineurs suivis. Ils maîtrisent mal également le fonctionnement de ce secteur qui associe administration et associations. Dans le documentaire d’Envoyé spécial, on ne sait pas toujours si les foyers relèvent d’une association (même si elle est habilitée par le Conseil Départemental pour s’inscrire dans la mission de protection de l’enfance). Il n’est jamais précisé si le terme "éducateur" utilisé recouvre bien la profession d’éducateurs et d’éducatrices spécialisées (ce qui suppose une formation de trois ans après le bac, niveau licence) ou des embauchés faisant fonction.

Une animatrice d’émission a passé l’heure de débat sur l’ASE en répétant sans cesse A.S.E., en séparant bien les lettres alors que personne dans le secteur ne prononce ce sigle ainsi, mais bien ASE (azeu). Même des non professionnels le savent. Évidemment ce n’est pas grave, mais cela signifie clairement qu’elle n’avait eu aucun échange avec quelqu’un connaissant le sujet avant d’animer l’émission.

La façon dont notre société, à travers l’information qui est produite sur le sujet, aborde l’enfance en danger est à interroger. Ce serait trop long d’y procéder ici : notons simplement qu’il a existé un temps où le regard public sur la protection de l’enfance faisait l’objet d’une commisération, avec un certain respect pour les professionnels qui s’y consacraient, tout en les considérant comme ayant la vocation et de ce fait en les rémunérant mal. Aujourd’hui que l’enfance en danger n’est plus un phénomène marginal (aussi parce que notre société, à raison, n’accepte plus ce qu’elle tolérait auparavant), l’accent médiatique préfère faire le buzz sur des affaires plutôt que se pencher sérieusement sur les raisons profondes des dysfonctionnements. Il s’agit de faire pleurer dans les chaumières, c'est ainsi qu'il est impossible d’effectuer un documentaire sur l’ASE (films ou livres) sans une caméra cachée pour donner l'impression d'une enquête sérieuse et sans que dans les titres s’égrènent les mots "scandale", "scandaleuses défaillances de l’ASE", "sacrifiés de la République", "massacre des innocents", "oubliés de la République". Parfois, comme pour hésiter, un point d’interrogation final vient atténuer quelque peu la charge. Les documentaires, les rapports se succèdent mais on a l'impression que rien ne change vraiment (ou si peu) puisque certains constats se répètent de l'un à l'autre. Preuve si c'était nécessaire que l'angle d'attaque n'est pas le bon. Tant que l'on ne mobilisera pas tous les acteurs et actrices du secteur de la protection de l'enfance, les avancées ne se feront qu'à petits pas.

Enfin, les éléments répréhensibles qui apparaissent dans ce dernier documentaire ne remontent pas à Mathusalem : est-ce que l’on sera informé des éventuelles suites judiciaires (trafic de drogue, proxénétisme dans et hors des foyers, jeunes filles affamées) s’il vient à l’idée d’un procureur ou de plusieurs procureurs de se saisir ?

Projet de loi

La ministre de la santé et des familles, Stéphanie Rist (qui, selon Elise Lucet, a refusé de participer à une interview après avoir visionné le film), a annoncé fin novembre qu’elle porterait un projet de loi sur la protection de l’enfance conjointement avec le ministre de la Justice, Gérald Darmanin. Il s’agirait de tenir compte de l’épuisement des professionnels, de la « hausse vertigineuse des prises en charge » [Le Monde du 28/11], soit hausse de 50 % en vingt ans, des parcours d’enfants marqués par de nombreuses ruptures et des inégalités territoriales, toutes ces questions ayant été mises en évidence par le rapport parlementaire rendu public le 8 avril (LaureMiller/Isabelle Santiago). Le but ne serait pas d’envisager des dépenses supplémentaires mais d’assurer « plus de sécurité et de stabilité affective et matérielle » pour les enfants placés, selon Mme Rist. Eviter que des enfants en pouponnière (dont le nombre explose) n’y restent trop longtemps avec réévaluation de leur situation tous les 6 mois (sachant qu’un texte récent limite à 4 mois, renouvelable). Pour les autres, restés dans leur famille, un meilleur accompagnement à la parentalité, et une sollicitation de l’environnement familial si nécessaire. De même qu’un accueil par des bénévoles (entre parrainage et placement) est promu. Les assistants familiaux (dont la pénurie est due à leur vieillissement et à la faible attractivité) pourront cumuler l’accueil d’enfants avec une autre activité professionnelle. Enfin, le texte prévoirait d’accélérer la procédure de délaissement parental, et donc d’abandon pour favoriser l’adoption. Question x fois abordée dans des lois précédentes, qui est simple quand le délaissement est manifeste, mais se heurte au fait que, dans les faits, le délaissement est rarement total.

Le projet n’envisage pas une renationalisation de la protection de l’enfance mais pourrait revoir le partage de compétences avec l’État : il serait question de développer les comités départementaux de la protection de l’enfance, vieille instance tombée en désuétude, relancée de façon expérimentale par un décret du 30 décembre 2022, rassemblant Département, Préfecture, Justice. Dans la mesure où est écartée l’idée de renforcer les moyens, il est à craindre que ce énième texte de loi ne fasse pas beaucoup avancée le schmilblick. Ce serait formidable si les professionnels de la protection de l’enfance montaient massivement au créneau pour défendre non seulement leurs conditions de travail, les valeurs éthiques qu’ils et elles promeuvent mais aussi les conditions de vie des familles, et, quand les enfants doivent impérativement être placés, tout ce qui peut favoriser une vie meilleure pour eux et un avenir sécurisé.

Pour en savoir plus, sur Social en question :

J'ai depuis plusieurs années régulièrement abordé la question de la protection de l'enfance. Je donne ci-après les liens avec quelques uns de ces articles.

Protection de l’enfance : débat sans éduc

Protection de l’enfance : chroniques

Faut-il recentraliser l’Aide sociale à l’enfance ?

Sur le front de l’aide à l’enfance

"Bouche cousue" ou la parole aux enfants

L’Aide Sociale à l’Enfance sur la sellette

Effervescence autour de l'enfance en danger

La protection de l’enfance : un parcours d'obstacles

L'État peut déjà prolonger l'accueil d'un jeune majeur

Sur des documentaires :

Sur le front de l’enfance [documentaire de France 5 qui abordait la question de la prostitution des mineurs en général, avec échanges avec des éducateurs d’un foyer dont le lieu, sans doute Mulhouse, était tenu secret]

Enfants en danger à la télé

Défaillances de l’ASE et des documentaires

Enfance en danger, entre dure réalité et recherche d’audience

Billet n° 893

Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Parcours et démarche : ici et "Chroniqueur militant". Et bilan au n° 700 et au  n° 600Le plaisir d'écrire et de faire lien (n° 800).

Contact : yves.faucoup.mediapart@free.fr ; Lien avec ma page Facebook 

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