21 mai 2018

Quelques jours plus tôt, une AG de l’Office de Radio-Télévision Française (ORTF) vote la grève de toutes les catégories pour le 20 à minuit. Dernière soirée de programmes normaux. Le 21, seuls continuent à travailler les journalistes et les techniciens de l’information, qui versent leurs salaires au comité de grève. L’ORTF, c’est environ 12.000 salariés, deux chaînes et trois stations radio (France-Culture, France-Musique et France-Inter). Les postes de télévision sont présents dans plus de 60% des foyers en 1968. La première chaîne propose 68 h de programmes hebdomadaires, la seconde, 27 h.
Le ministre de l’Information nomme les postes clés. En plus, depuis 1963, un Service de liaison interministérielle à l’information (SLII) donne les consignes aux rédactions sur les informations à traiter...Même les trois magazines produits par des studios indépendants (Zoom, Caméra 3 et Cinq Colonnes) sont visés par le SLII. Le dossier INA consultable ici rend compte de la censure à l’ORTF.
De la révolte étudiante puis de la grève qui se généralise, seulement des images et la parole du gouvernement...Le 10 mai, Panorama qui donne la parole aux étudiants et enseignants est censuré 45 minutes avant sa diffusion. Pour quel motif ? Les producteurs de magazines d'information et les réalisateurs déclarent dans un communiqué: "la carence scandaleuse dont a fait preuve l'information télévisée à l'occasion des récents événements porte atteinte à l'honneur professionnel de l'ensemble des hommes de télévision". Les personnels, techniciens, artistes et du personnel administratifs de l'ORTF entrent en grève le 13 mai, mais pas encore les journalistes.

Agrandissement : Illustration 2

Mais le mouvement n'aboutit ni à une grève totale ni à une occupation des lieux de travail. Il se heurte à la division entre les secteurs: artistiques, techniciens et administratifs, cadres ou non. Il est aussi divisé entre syndicats autonomes, CGT, CFDT, FO et CFTC. D'où la grève de la production artistique et des employés de l’administration, mais le maintien d'un journal parlé et télévisé et d'un magazine hebdomadaire, assurés par une vingtaine de non-grévistes, gaullistes et/où lâches, qui assurent la propagande du régime. Ceux qui ont lancé le mouvement essayent de contester radicalement l'organisation et le contenu de la radio et de la télévision. L'assemblée générale, quant à elle, se borne à proposer une bataille pour l'objectivité de l'information.
Après quelques améliorations salariales, les journalistes radio reprennent le travail le 27 juin, puis des réalisateurs et producteurs. Les journalistes télé ne reprennent que 13 juillet. En sept semaines, aucune avancée pour l'indépendance de l'information. Pire: comme rappelle Jean-Pierre Filiu dans "Mai 68 à l'ORTF", une centaine de licenciements. Une vraie épuration. "Une vengeance bête et abominable, car beaucoup des journalistes licenciés ont eu leur vie brisée", commente en 1998 dans Libération François de Closets propulsé pendant la grève, à la tête de l' Assemblée générale des journalistes, qui ajoute "Jusqu'au bout, je n'ai pas compris, dans mon immense candeur, que le pouvoir était prêt à lâcher 25% sur le salaire minimum mais rien sur l'indépendance de la télé".
Sur le déroulement détaillé de la grève à l’ORTF et l’information des deux chaines pendant la grève, on peut lire La légende de l'écran noir : l'information à la télévision, en mai-juin 1968, par Michelle Zancarini-Fournel et Marie-Françoise Levy. On peut aussi écouter ce reportage sonore: Radio 68 : ORTF : la grève à contretemps et ce long article de Marc Martin: La grève de l'ORTF vue à travers la presse hebdomadaire locale, 1988.
Dans le même temps…
Le 21 mai on comptabilise déjà plus d’un million de grévistes dans la seule métallurgie: toutes les productions et installations sont stoppées. Selon le ministère de l’Intérieur, sur 77 entreprises de la métallurgie de la région parisienne, 68 ont vu la grève déclenchée par la CGT, 6 par la CFDT et 3 par FO. Selon les mêmes statistiques, 58 % des grèves furent déclenchées par des salariés entre 30 et 40 ans ; 27 % par des salariés entre 20 et 30 ans, 8 % par des salariés de moins de 20 ans et 7 % par des salariés de plus de 40 ans. Selon les statistiques de l’UIM (syndicat patronal de la métallurgie), 75 % des grèves furent décidées après discussion, et dans 26 % des cas les grévistes utilisèrent la force pour mettre l’entreprise en grève.
A Paris et sa région, ce 21 mai, les 500 salariés de la Sopelem, se lancent dans la grève, comme les 530 salariés des assurances Winterthur, les 700 des Assurances mutuelles de Seine et Seine-et-Oise (AMSSO), et ceux des Grands Moulins de Paris, de Pantin, de Corbeil et de Bobigny. Désormais, les locaux de l’Ordre des médecins, de l’Ordre des architectes, et de la Société des gens de lettres sont occupés. Les professions libérales sont en effet interpellées sur leur rôle social. Elles cherchent à débarrasser leurs professions des archaïsmes. A Lyon par exemple, les étudiants en architecture font signer au représentants de leur ordre un manifeste redéfinissant les règles éthiques nouvelles, avec des objectifs sociaux, moraux et culturels. Le mot d’ordre des métiers intellectuels devient souvent: « Nous ne voulons pas être les chiens de garde de la bourgeoisie ! »
C’est le 21 mai que les centrales syndicales appellent à la grève les fonctionnaires, ce qui fait faire un nouveau bond dans le nombre des grévistes.
Par ailleurs, les derniers secteurs entrent en action et portant le mouvement à 8 ou 9 millions de grévistes: enseignants, qui ont déjà souvent commencé sans consigne syndicale, à l’appel de la FE, grands magasins, marins pêcheurs, ouvriers agricoles, cantonniers, comédiens occupant leurs théâtres, danseuses occupent les Folies Bergères, salariés de la météo, musiciens de l’Opéra de Paris, fossoyeurs de Paris qui occupent les cimetières. Quand les morgues sont pleines, le préfet appelle le contingent pour qu’il assure les inhumations. Même certains secteurs paysans soutiennent la grève. Des théâtres à la SNCF, la grève est générale.
Le Mai des footballeurs
Le lendemain, soit le 22, a lieu une action, qui comme beaucoup d'autres, mériterait d'être reprise: des joueurs amateurs occupent les locaux de la Fédération Française de Football pour réclamer que "le football soit rendu aux footballeurs". L'historien Alfred Wahl raconte ici cette action qui aboutit sur une proclamation reprise ci-dessous, car en large partie toujours d'actualité:
Le football aux footballeurs !
Footballeurs appartenant à divers clubs de la région parisienne, nous avons décidé d’occuper aujourd’hui le siège de la Fédération française de Football. Comme les ouvriers occupent leurs usines. Comme les étudiants occupent leurs Facultés. Pourquoi ?
POUR RENDRE AUX 600.000 FOOTBALLEURS FRANÇAIS ET À LEURS MILLIONS D’AMIS CE QUI LEUR APPARTIENT : LE FOOTBALL DONT LES PONTIFES DE LA FÉDÉRATION LES ONT EXPROPRIÉS POUR SERVIR LEURS INTÉRÊTS ÉGOÏSTES DE PROFITEURS DU SPORT.
Aux termes de l’article I des Statuts de la Fédération (association sans buts lucratifs selon la loi), les pontifes de la Fédération s’engageaient à travailler au «développement du football». Nous les accusons d’avoir travaillé contre le football et d’avoir accéléré sa dégradation en le soumettant à la tutelle d’un gouvernement naturellement hostile au sport populaire par essence.
1. ILS ONT ACCEPTÉ DE LIMITER À HUIT MOIS LA SAISON DE FOOTBALL et d’interdire sa pratique au moment le plus favorable de l’année, en tolérant : la fermeture des stades, le refus des billets collectifs pour les déplacements, et le refus des garanties d’assurances-accidents durant la période «interdite».
2. ILS N’ONT RIEN FAIT POUR EMPÊCHER LA SUPPRESSION DE NOMBREUX TERRAINS DE FOOTBALL et pour exiger la création de nouveaux. Ce qui place des centaines de milliers de jeunes dans l’impossibilité de pratiquer leur sport. Ils n’ont rien fait non plus pour permettre aux scolaires de pratiquer le football en salle.
3. ILS VIENNENT DE CRÉER LA LICENCE B, qui en interdisant pratiquement les changements de clubs (sauf au profit des grands clubs), constitue une atteinte intolérable à la liberté des joueurs et aux intérêts des petits clubs.
4. PAR LA VOIX DE DUGAUGUEZ, ILS ONT INSULTÉ TOUS LES FOOTBALLEURS FRANÇAIS dans leurs aptitudes physiques, techniques et intellectuelles.
5. ILS BAFOUENT LA DIGNITÉ HUMAINE DES MEILLEURS FOOTBALLEURS D’ENTRE NOUS, les professionnels, en maintenant le contrat esclavagiste dénoncé par Kopa et dont l’illégalité a été reconnue, il y a un an, par Sadoul, le président du Groupement des dirigeants.
6. ILS CONCENTRENT SANS VERGOGNE AUX MAINS D’UNE INFIME MINORITÉ LES SUBSTANTIELS PROFITS que nous leur procurons par nos cotisations et par les recettes sur lesquelles ils prélèvent des pourcentages quand ils ne se les approprient pas intégralement. Chiarisoli, président de la Fédération, Sadoul, président du Groupement, dissimulent des appointements illégaux sous des chapitres budgétaires qui échappent au contrôle des sportifs. Boulogne, chef de la maffia des entraîneurs, réserve à ses amis les postes les mieux rétribués (1 million par mois et plus). Dugauguez, qui affirmait être directeur à plein temps de l’équipe de France (600.000 francs par mois) a conservé ses postes de directeur commercial des Drapperies sedanaises et d’entraîneur de Sedan. Et le bouquet de ce feu d’artifice est tiré par Pierre delaunay qui doit son poste de secrétaire général de la Fédération à l’hérédité (comme un vulgaire Louis XVI), car il a été nommé au titre de fils de son père, titulaire précédent de la fonction !
C’est pour mettre fin à ces incroyables pratiques que nous occupons la propriété des 600.000 footballeurs français, qui était devenue le bastion des ennemis et des exploiteurs du football. Maintenant, à vous de jouer, footballeurs, entraîneurs, dirigeants de petits clubs, amis innombrables et passionnés du football, étudiants, ouvriers, pour conserver la propriété de votre sport, en venant nous rejoindre pour :
EXIGER LA SUPPRESSION de la limitation arbitraire de la saison de football,
de la licence B, du contrat esclavagiste des joueurs professionnels ;
EXIGER LA DESTITUTION IMMÉDIATE (par voie de référendum des 600.000 footballeurs, contrôlé par des footballeurs) des profiteurs du football, et des insulteurs de footballeurs ;
LIBÉRER LE FOOTBALL DE LA TUTELLE DE L’ARGENT DES PSEUDO-MÉCÈNES INCOMPÉTENTS qui sont à l’origine du pourrissement du football. En exigeant de l’État les subventions qu’il accorde à tous les autres sports et que les pontifes de la Fédération n’ont jamais réclamées.
Pour que le football reste votre propriété, nous vous appelons à vous rendre sans délai devant le siège de la Fédération, redevenu votre maison, 60 avenue d’Iéna à Paris.
Tous unis nous ferons à nouveau du football ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être : le sport de la joie, le sport du monde de demain que tous les travailleurs ont commencé à construire.
TOUS, 60 AVENUE D’IÉNA !
LE COMITÉ D’ACTION DES FOOTBALLEURS
Le même jour…
- Le n° 3 du journal Action est paru: http://archivesautonomies.org/IMG/pdf/mai-68/action/Action-n03.pdf
- Les députés gaullistes Edgar Pisani et René Capitan abandonnent leur mandat
- Etats-Unis : Les autorités de la Columbia suspendent un cours donné par le leader de la SDS, Mark Rudd. Réponse immédiate des étudiants qui occupent la Hamilton Hall et barricadent les accès.
- Italie : Trois milles policiers évacuent les maisons occupées à Rome. Pour la première fois, les occupants résistent et affrontent pendant trois heures la police.
******************************
50 ans plus tard...
- 19 mai 68: Cannes a l’eau
- Mai 68, révolution manquée ?
- 1968 : un "moment global", l’engagement d’une génération militante
- Le socialisme autogestionnaire, l’héritage oublié de 1968 ?
- L’autogestion en mai-juin 1968
- Mai 68 : la grève de la télévision - Franceinfo
- Mai 68 au Havre : le blocage de la raffinerie raconté par Marcel Saunier, leader CGT de l'époque-Franceinfo
- Mai-68 au jour le jour : le 20 mai, la Banque de France entre en grève - Le Progrès
- Mai 68 : la grève de la télévision - Yahoo Actualités
- Femmes de mai 68 : Dominique Grange, la fidèle, voix intacte du printemps insurrectionnel (9/10)- TV5MONDE Info
- Mai 68 dans les collèges et les lycées : «la levée d'une chape de plomb» - Libération Champagne
- Mai-68 à Paris : le 19 mai, un air de Front populaire flotte sur Renault et la brasserie Lipp n'a plus de nappes - France Bleu
- Mai 68 vu par les Jésuites- Le Monde
- Témoignages : comment la lutte sociale a permis de libérer la parole des femmes à Limoges - lepopulaire.fr
- Clap sur Jean-Luc Godard cinq ans après Mai 68 - France Culture
******************************
Ma série « 1968 »
- La Première partie « Mise en jambes »: 37 articles à consulter ici
- Articles déjà publiés dans La Deuxième partie couvrant Mai et Juin, « La plus grande grève générale en France »:
- 1 Mai 68: la combativité ouvrière est confirmée
- 2 Mai 68: Nanterre est fermé
- 3 mai 68: les cinq erreurs du préfet de police Grimaud
- 4 Mai 68: Heurts et malheurs de "Groupuscules dirigés par un anarchiste allemand"
- 5 mai 68: un dimanche pas comme un autre
- 6 Mai 68: « Libérez nos camarades »
- 7 mai 68: L'Assemblée nationale, l’Elysée ? Du théâtre, du cinéma !
- 8 mai 68: « L’Ouest veut vivre »
- 9 mai 68 : les travailleurs de la Wisco, premiers occupants victorieux
- 10 mai 68: « Nuit des barricades »
- 11 mai 68: Pompidou à la manoeuvre
- 12 mai 68 : joyeusetés de la parano policière
- 13 mai 68: si les étudiants ont pu, les travailleurs peuvent plus encore
- 14 mai 68: La journée d'action ne s’arrête pas comme prévu…
- 15 mai 68: Renault Cléon entre en action
- 16 mai 68: Billancourt et tout Renault basculent
- 17 mai 68: avec les cheminots, la grève générale sur les rails
- 18 mai 68: 13 000 femmes entrent en action aux Chèques Postaux
- 19 mai 68: Cannes a l’eau
- 20 mai 68: usines, bureaux et universités libérés
La Troisième partie, « Bilans et secousses », qui comptera des dizaines d’articles, commencera le 1er Juillet.
Bonne lecture. Merci pour vos commentaires. Merci aussi de diffuser.
JAMAIS COMMÉMORER. TOUJOURS S'UNIR POUR NE PAS SUBIR !