Enfant j’avais du mal avec ces affaires de nationalité. C’était très difficile pour moi de préciser notre situation. Je n’arrivais jamais à répondre simplement aux questions concernant mes origines. Déjà Elman... C’est alsacien ? J’ai eu souvent la tentation de dire que oui, mais quelques alsaciens avaient laissé de très mauvais souvenirs dans le Limousin, avec ce massacre d’Oradour le 10 juin 1944. Les alsaciens étaient quand même assez nombreux à y avoir participé et dans cette région il y avait peu de gens pour considérer qu’ils étaient des “ Malgré nous ” contrairement à des soldats allemands qui auraient été des « volontaires ».
Quelquefois mes interlocuteurs m’affirmaient que mes parents étaient des “ russes blancs ”, ce que je trouvais désagréable que ce soit ou non un compliment dans leur bouche.
Le père de ma mère avait été “ menchevik ”. C’est déjà beaucoup, mais il y a des français pour juger que ce n’est pas assez même parmi ceux qui sont anti-communistes. Oui, il avait été menchevik, et c’était un « bourgeouille » puisqu’il était commerçant. Non, les bolcheviks n’étaient pas antisémites en ce temps-là mais ils préféraient que chacun rejoigne sa région d’origine. C’était ce que disait ma mère.
Quand on me posait des questions sur mes grands-parents j’avais l’impression que l’on me demandait de me justifier. Ce que j’éprouvais oscillait entre la honte et la tristesse comme c’est le cas lorsque l’on souffre d’une infirmité.
– Tu n’as pas de pépé, tu n’as pas de mémé ?
C’est ainsi que l’on nommait les grands-parents.
– Non !
J’essayais d’avoir des explications mais mes parents n’aimaient pas trop en donner. Bon d’accord, mon père avait été orphelin relativement tôt. Il n’avait pas connu son propre père. Je ne sais pas quand sa mère a disparu, ce que je sais c’est que même si sa mort avait été causée par une maladie, on pouvait dire que sa mort avait été naturelle. Je sais aussi que l’oncle Abraham qui était resté à Akkerman était chargé de lui faire construire une belle sépulture [*]. Mais ma mère… Inutile de la faire pleurer. Après la guerre plus de nouvelles venant de Riga. Ma mère n’avait plus sa mère ni son père ni ses deux sœurs Sarah et Liouba, tous disparus on ne sait où ni comment.
Sur le poste de radio Ducretet Thomson dans la salle à manger il y avait une photo qui les représentait avec une petite fille, la fille de Sarah, et une photo de la mère de mon père, Creina. Le poste était protégé par un napperon en dentelle. Au mur étaient accrochés deux paysages peints à l’huile par Liouba et sous l’un d’eux un portrait d’elle, une belle femme sur une belle photo. Ensuite, ma mère a accroché ce portrait de Liouba au-dessus de son bureau, sur le mur d’en face.
C’était vraiment pénible de ne jamais pouvoir répondre simplement aux questions qui m’étaient posées. C’est encore pénible maintenant même si cela a un peu changé. Il y a des gens qui s’obstinent à vous poser des questions dont ils ne veulent pas entendre les réponses ; ils appliquent le principe de simplicité, ils raisonnent, ils savent à notre place. Il faut être logique : je m’appelle Elman, mon père s’appelle Elman, etc. donc nous, nous sommes comme tant d’autres réfugiés et ma famille est arrivée en Creuse lors de « l’étrange défaite[1] » de la France face à l’envahisseur nazi.
La suite ici : [11]
[ 1] - [ 2] - [ 3] - [ 4] - [ 5] - [ 6] - [ 7] - [ 8] - [ 9] - [10] - [11] - [12] - [13 ] - [14] - [15] - [16] - [17] - [18] - [19] - [20]
[1] Pour reprendre le titre du témoignage écrit en 1940 par Marc Bloch, historien, fondateur avec Lucien Febvre de l’école des Annales. Marc Bloch possédait une maison au Bourg-d’Hem (prononcer Bourdan) en Creuse.
[*] Remarque du 8 février 2019 !
J'aurais dû écrire : "Je ne savais pas quand sa mère avait disparu, ce que je savais c’est que même si sa mort avait été causée par une maladie, on pouvait dire que sa mort avait été naturelle. Je croyais aussi que l’oncle Abraham qui était resté à Akkerman était chargé de lui faire construire une belle sépulture".
J’avais avec moi une photo de la tombe de la mère de mon père datant de 1969, il m'aurait suffi de l'examiner attentivement.
Cette photo avait été envoyée par Abraham Karolik. Il pose à côté de la tombe de sa (demie) sœur Kreïna Elman. Des membres de la famille lui avaient envoyé de l’argent pour qu’il fasse restaurer cette tombe qui datait de 1925. L'inscription sur la tombe indique que Kreïna est décédée le 10 novembre1925 après 47 années de vie.
La restauration de la tombe est achevée le 24 août 1969. Elle est située à Белгород-Днестровский ou Belgorod-Dniestrovski (Akkerman). Abraham Karolik vivait à Kharkov (URSS) depuis le début de l'offensive allemande (Barbarossa) ce que je n'ai appris que récemment.
Kharkov, c'est Kharkiv en Ukraine maintenant.