La France est entrée en guerre contre l’Allemagne le 3 septembre 1939. Mon père a été mobilisé le 15 octobre 1939. Il a beaucoup séjourné à Saint Gaudens, un peu à Toulouse. Il était médecin auxiliaire. Il s’était déclaré « volontaire pour être sur les zones de combat » mais je ne crois pas qu’il en ait vu beaucoup là où il a été envoyé. J’ai eu la chance de retrouver une lettre de ma mère à mon père écrite lors de ce Noël de guerre, lettre en deux parties, une partie côté recto, l’autre côté verso, avec les ajouts d’usage, là où il restait de la place !
Bourganeuf, le 24 décembre 1939
Cher Mi,
Ma fille est sur le divan à côté de moi, elle adore la société, aussi quand elle ne dort pas, elle s’ennuie toute seule dans son lit.
Daniel est allé au cinéma avec Germaine, Barnabé – Fernandel, il en a parlé pendant toute la semaine. Germaine a eu le malheur de lui dire qu’elle l’emmenait, elle a oublié après, mais Daniel le lui a rappelé et elle a été obligée de rester à Bourganeuf aujourd’hui.
Irène lutte avec le « Courrier du Centre », elle y va avec les pieds, les mains et même avec sa langue. Le papier, c’est la nouvelle découverte qui lui plaît beaucoup.
Il a fait tellement beau aujourd’hui, nous sommes allés nous promener, Irène, Daniel et moi, et maintenant la lune, les étoiles, tout ce qu’il ne faut pas.
Je n’ai pas encore reçu de réponse à aucune lettre, et Odette ne dit rien donc elle n’a rien fait non plus.
Si d’ici un mois je ne trouve rien, je prendrai n’importe quoi. J’ai répondu à une autre annonce hier. Je crois que personne ne veut de moi.
Daniel a fait de beaux dessins pour toi, cette fois-ci je te les envoie, la dernière fois l’enveloppe était trop pleine (il ne faut pas que Daniel le sache, il serait trop vexé). À toi de deviner ce qui est dessiné dessus.
Le 25/12,
Cher Mi, je viens de recevoir ta lettre et un paquet, j’étais tellement sûr que c’est de toi que je m’en suis aperçu après seulement que c’est de Olga et de Madame Gorovit, des cubes pour Daniel, des affaires pour Irène. Ils sont vraiment gâtés cette année par les Clédière aussi (un grand téléphérique et un vêtement pour Irène). Je crois que tout le monde s’apitoie sur mon sort parce que je suis seule avec les enfants. Pourtant, je suis toujours de bonne humeur. Daniel est ravi. Ton colis n’est pas encore arrivé. Je suis seule, Germaine est partie ce matin. Je fais des taches comme toi. [une tâche d’encre sur matin, BE]. Je viens de recevoir aussi une lettre de Odette qui a vu Monsieur Cellier, qui se rappelle de moi et qui était très gentil il paraît. Il dit que c’est très difficile de trouver en ce moment, puisque depuis trois mois que la guerre a commencé, toutes les gérances sont prises etc. C’est des blagues parce qu’il y a des annonces sur la « Cooper ». Mais dans ces conditions j’irai n’importe où et j’écris aujourd’hui même à Clermont, et j’envoie une annonce dans la « Cooper ». Est-ce que tu as eu quelque chose à Toulouse ? Tu sais bien que si je reste encore un mois sans trouver je commence à m’énerver et je prendrai n’importe quoi de peur de ne rien trouver. Pour tes lettres tu penses bien que quand j’en reçois une, je suis heureuse pendant toute la journée. D’ailleurs c’est pour ça que je suis tout le temps de bonne humeur. Tu ne pourrais pas mettre une annonce dans le journal de Toulouse, non écoute c’est pas la peine, ça me fait peur d’aller si loin. À côté de Montpellier c’était autre chose. Enfin on verra.
Je t’embrasse et à bientôt ta Lola.
J’ai vu Monsieur Tarnaud qui s’excusait etc. Ils viendront me voir.
Les cubes amusent beaucoup Daniel. La lettre a mis deux jours pour venir c’est un record. En somme pour les affaires, nous en reparlerons à la maison,
À bientôt ta Lola et je t’embrasse bien, bien fort.
J’ai dû relire plusieurs fois ce passage :
« Il a fait tellement beau aujourd’hui, nous sommes allés nous promener, Irène, Daniel et moi, et maintenant la lune, les étoiles, tout ce qu’il ne faut pas. ». J’ai cru d’abord que ma mère disait à quel point elle aurait aimé partager une soirée comme celle-là avec mon père et puis une autre idée m’est venue : cette phrase qui se termine par « tout ce qu’il ne faut pas » rappelle que c’est la guerre et ce que c’est que la guerre :cette nuit de Noël, si claire, si belle, était favorable aux bombardements !
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(à suivre)