Bernard Elman

Abonné·e de Mediapart

126 Billets

0 Édition

Billet de blog 13 janvier 2016

Bernard Elman

Abonné·e de Mediapart

Vichy, la parenthèse, les indésirables (17)

Je n'avais plus envie de publier cette histoire ici par peur de l'incompréhension, par pudeur aussi et parce qu'il m'aurait fallu poursuivre cette histoire de mes parents au-delà de l'année 1940, travail difficile et douloureux. Ces derniers temps je crois que cela peut contribuer au débat sur la déchéance de nationalité...

Bernard Elman

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Au point où j’en suis de mon récit je dois préciser que jusque-là je me suis référé à des archives en ma possession, héritage de mes parents.

À partir de maintenant je vais faire état de documents qui m’ont été communiqué en novembre 2014 par Christophe Moreigne 1, historien Creusois.

Le préfet Cabouat avait transmis au Ministère de l’Intérieur la demande de dérogation de mon père le 14 novembre et cette demande avait été acceptée comme nous l’avons vu. Le 18 novembre ce même préfet informait le Ministère qu’il avait interdit l’exercice de la médecine à mon père (et au Docteur Spiegler d’Aubusson).

______________________________________________________________________________

 J.C/G.C.

MINISTERE de l’INTERIEUR
- :- :- :- :- :-
Secrétariat Général à la
Famille et à la Santé

- :- :- :- :- :-

Service dHygiène

- :- :- :- :- :-

N°1170

ÉTAT FRANÇAIS

- :- :- :- :- :- :- :-

Vichy, le 5 Décembre 1940

 Le Ministre Secrétaire d’Etat à 1’Intérieur,
(Secrétariat Général à la Famille et à la Santé )

à Monsieur le Préfet de la Creuse,

Vous m’avez transmis, par lettre en date du 14 Novembre 1940 les demandes-en dérogation à la Loi du 16 Août 1940 émanant de M.M. les Docteurs ELMANN, de BOURGANEUF, et SPIEGLER d’AUBUSSON.
Conformément aux dispositions de ma circulaire du 1er Novembre 1940 j’ai adressé aux intéressés des accusés de réception comportant autorisation provisoire d’exercer.

Mais par lettre en date du 18 Novembre vous me faites connaître que vous avez interdit l’exercice de leur profession à ces praticiens.

J’ai l’honneur de vous informer que, dans ces conditions les autorisations provisoires d’exercer sont annulées.

Pour le Ministre,

Le Directeur de la Santé

signé : Illisible.

__________________________________________________________

 La lecture attentive du courrier laisse supposer qu’au Secrétariat Général à la Famille et à la Santé il y avait des gens moins « regardants » que le Préfet Cabouat puisqu’ils avaient accepté la demande de dérogation. Le Pouvoir ne s’exerce pas toujours dans le sens que l’on croit ou que l’on veut bien croire puisqu’à Vichy on va se ranger à l’avis du Préfet. Quant au Préfet il était en relation avec des médecins de Bourganeuf et vraisemblablement avec des fonctionnaires des Renseignements généraux.

 Après que mon père ait repris le travail à la mi-novembre 1940, des médecins de Bourganeuf ont demandé une entrevue au préfet. Cette entrevue a eu lieu le 25 novembre et c’est après cette entrevue, le 5 décembre, que le préfet a demandé que le dossier de naturalisation de mon père lui soit communiqué.

 Connaissant mon père, il ne pouvait qu’être effondré à la lecture de cette lettre datée du 11 décembre qui lui ordonnait à nouveau de cesser d’exercer la médecine. Connaissant ma mère elle s’est employée à lui remonter le moral. Elle a pris un stylo, un papier à en-tête du cabinet médical elle a écrit une lettre au préfet demandant une audience, lettre qu’elle a fait signer par mon père.

 _____________________________________________________________

DOCTEUR M. ELMAN

DE LA FACULTE DE MÉDECINE DE PARIS

AVENUE DE LA VOIE-DIEU

BOURGANEUF (CREUSE)

TELEPHONE 47

C. C. P. LIMOGES 183-13

Bourganeuf

le 13 Décembre 1940

Monsieur le Préfet

J’ai l’honneur de vous prier de bien vouloir m’indiquer quel jour et à quelle heure il vous serait possible de m’accorder audience.

Avec mes remerciements je vous prie d’agréer, Monsieur le Préfet, l’expression de sa considération la plus distinguée.

Elman

__________________________________________________________________

Quand j’ai pris connaissance de cette lettre j’ai immédiatement reconnu l’écriture de ma mère. La lettre se termine par « l’expression de sa considération la plus distinguée » au lieu de « l’expression de ma considération la plus distinguée », et là, malgré le tragique de la situation, ce lapsus final m’a fait sourire et donné l’envie d’embrasser mes parents.

Cette lettre est arrivée à la préfecture le 14 décembre. Le jour même, un samedi, le préfet répondait pour proposer de le recevoir le mercredi suivant, le 18 décembre. La rencontre a eu lieu et le lendemain le Préfet écrivait une longue lettre 2 au « Garde des Sceaux, Ministre, Secrétaire d’État à La Justice » à Vichy pour que soient retirées en application de la Loi du 22 juillet 1940 les naturalisations dont mes parents avaient bénéficié.

La suite ici : [18]

[ 1] - [ 2][ 3][ 4][ 5][ 6][ 7][ 8][ 9][10][11][12][13 ][14][15][16][17][18][19][20]


(1) Christophe Moreigne, Le Mouvement Coopératif Creusois Sous Le Régime De Vichy,  dans Mémoires de la Société des sciences naturelles, archéologique et historique de la Creuse, t. 55, 2009/2010, page 281 à 303. J'ai découvert un article sur ce sujet dans ce livre
René CASTILLE, Guy AVIZOU, Christophe MOREIGNE, Pascal PLAS, La Creuse pendant la Seconde Guerre mondiale - Figures et moments, Le Puy Frau, 2012.

 (2) Arch. dép. Creuse, 108 W 2. Dossier (1940-1941) du Docteur Moïse Elman. Merci à Christophe Moreigne de m’avoir communiqué, entre autres, copie de ce document.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.