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Billet de blog 18 octobre 2018

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Les années 68 à l'écran

N° 110 de ma série "1968". A l'ouverture du Festival de Cannes en 1968, J-L Godard éclate:« Il n’y a pas un seul de nos films qui montrent les problèmes ouvriers et étudiants (…) Je vous parle solidarité avec les étudiants et les ouvriers, vous me parlez traveling et gros plans ».

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19 octobre 2018 - Jean-Marc B

Illustration 1

Mai 68 est précédé d’une dizaine d’années au cours desquelles de nombreux cinéastes, René Vauthier en tête, réalisent des films contre le colonialisme en Afrique, les guerres d’Indochine et surtout d’Algérie ou sur les luttes révolutionnaires en Amérique Latine. Leurs films sont souvent censurés, les bobines souvent saisies et beaucoup de réalisateurs poursuivis en justice. Mais ils préparent le développement d’un cinéma militant pendant et après 68.

Plus d’un an avant Mai 68, Chris Marker et bien d’autres dont Joris Ivens, William Klein, Claude Lelouch, Chris Marker, Alain Resnais, Agnes Varda ou Jean-Luc Godard réalisent ensemble ce film remarquable, Loin du Vietnam. Ils créent en plus un collectif d’artisans du cinéma qui va notamment former et prêter du matériel aux ouvrier(e)s en grève de la Rhodiaceta à Besançon. Ces ouvrier(e)s réalisent le film A bientôt, j’espère. Suite à ce film, d’autres groupements d’ouvriers, artistes et techniciens se créent. Le film À bientôt j’espère, tourné à l’occasion d’une nouvelle grève dans l’usine en décembre, donne naissance à quatre groupes de cinéma militants : SLON (devenu ISKRA) pour Marker, Dynadia (devenu Unicité) pour Marret, le « groupe Dziga Vertov » pour Godard et le groupe Medvedkine créé par ces cinéastes avec des ouvriers de Besançon. En 1967 aussi un collectif militant crée l’Atelier de Recherche Cinématographique (ARC), qui produira les images du rassemblement contre la guerre du Vietnam à Berlin en février 68, de l’action du « Mouvement du 22 mars »à Nanterre, puis de nombreuses images de Mai 68.

Le 19 mai 1968, la 21ème édition du Festival de Cannes est interrompue. Les réalisateurs français de la "Nouvelle Vague" tels Jean-Luc Godard, Claude Lelouch, François Truffaut, Louis Malle, ou Roman Polanski viennent de dénoncent un festival étranger au soulèvement de la jeunesse et à la grève générale qui commence. De jeunes cinéastes en compétition, dont Alain Resnais (Je t'aime, je t'aime), Milos Forman (Au feu les pompiers) et Carlos Saura (Peppermint Frappe) retirent chacun leur film de la sélection. Les organisateurs sont contraints de fermer les portes du Festival.

En Juin, la Société des Réalisateurs de films (SRF) est créée, notamment sous l’impulsion de Jacques Rivette, Robert Bresson et Claude Berri, avec la mission de "Défendre les libertés artistiques, morales, professionnelles et économiques de la création et participer à l’élaboration et à l’évolution des structures de cinéma". Fruit de cette révolte, la Quinzaine des Réalisateurs devient dès 1969 un véritable contre-festival, qui permettra en 1971, de découvrir Thx 1138, de George Lucas, un univers orwellien où la police les désirs sexuels. La Quinzaine contribuera ensuite à révéler aussi Martin Scorsese, Jim Jarmusch, Ken Loach, ou Stephen Frears.

 CINEMA DOCUMENTAIRE

« Non, je ne rentrerai pas, je ne foutrai plus les pieds dans cette taule  » ! crie une ouvrière contre son patron et les responsables syndicaux dans le court-métrage le plus représentatif de Mai 68, et le préféré de Jacques Rivette, Reprise du travail aux usines Wonder, plan séquence de 10 mn tourné par des étudiants de l’IDHEC, devenu depuis la FEMIS. Il grave à jamais la rage d’une ouvrière que les cadres syndicaux veulent contraindre à reprendre un travail immonde.

LA REPRISE DU TRAVAIL AUX USINES WONDER - version française © WILLEMONTJacques

En 1996 Hervé Le Roux partira dans le film Reprise à la recherche de cette ouvrière depuis comme la révolte qu’elle avait incarnée.Reprise du travail aux usines Wonder est un symbole de l’alliance entre « Mai 68 » et le cinéma. Rappelons l’importance des mobilisations pour la Cinémathèque en février 68 (voir dans la présente série mon article 14 février 68: combat pour le cinéma ) qui conduisent jusqu’à la clôture du Festival de Cannes (mon article 19 mai 68: Cannes a l’eau). Lors de ce Festival, Jean- Luc Godard déclare:« Il n’y a pas un seul de nos films qui montrent les problèmes ouvriers et étudiants (…) Je vous parle solidarité avec les étudiants et les ouvriers, vous me parlez traveling et gros plans », pendant que la femme de l’acteur Jean-Pierre Léaud fulmine au micro : « Notre métier est de divertir les gens ». Elle se fait huer.

 Mai 68 a accéléré la pratique du cinéma militant, facilitée par les moyens naissants de la vidéo légère. Un article de Romain Leclerc « Gauchir le cinéma : un cinéma militant pour les dominés du champ social (1967‑1980) » en rend bien compte en détail. Un autre «effet 68» est l’intersection du cinéma et des arts plastiques, avec en particulier le Groupe Zanzibar, animé notamment par Jackie Raynal, Philippe Garrel, Pierre Clementi et le Daniel Pommereul.

 Mais les réalisateurs ont été plus occupés en Mai et Juin à réinventer le cinéma qu’à en faire. Pendants que les étudiants de l’IDHEC tiennent la caméra, les réalisateurs interrompent le Festival de Cannes «par solidarité avec les ouvriers et les étudiants» le 19 mai, et organisent les Etats Généraux du Cinéma, dont les effets sur le cinéma militant des années qui suivent sont bien décrits dans cet article de Cédric Piktoroff.

 Sur Mai et Juin 68, le film le plus connu, et justement reconnu, est Grands soirs et petits matins, de W. Klein, à voir ici, film de montage terminé pour le 10e anniversaire à partir des images qu’il a tournées à Paris dans les facultés, les rues et les usines. En 2014 est ressorti le court métrage de  6 mn Actua 1, que son auteur Philippe Garrel, avait perdu mais dont Jean-Luc Godard disait que c’était le plus beau film sur Mai. Ce même a filmé en 1968, ce qui donnera naissance à Un film comme les autres, première réalisation signée du Groupe Dziga Vertov. Et 50 ans plus tard…ce film tract du NPA : « Mai 68 : une histoire sans fin ».

 En Mai 68, l'équipe de Continents sans visa, de la RTS, emmenée par Alain Tanner et Jean-Pierre Goretta est à Paris pour rencontrer la jeunesse soulevée contre le pouvoir gaullien et la bourgeoisie. Plusieurs films, DVD ou livres en lien avec Mai-68 sont sortis ou ressortis cette année, tels  Pano ne passera pas (Danielle Jaeggi et Ody Roos), consacré à la grève de l’ORTF, et  L'île de mai (Michel Andrieu et Jacques Kébadian), accompagné, chez Yellow Now, d’un livre cosigné par Kébadian avec Jean-Louis Comolli, intitulé Les fantômes de Mai 68. En DVD, les Mutins de Pangé ont édité un coffret regroupant les films tournés par les groupes Medvekine entre 1967 et 1974. Les éditions Montparnasse ont enfin édité deux coffrets sous le titre Le Cinéma de Mai 68, avec beaucoup de courts métrages très peu connus.

 La production documentaire, malgré les moyens techniques limités des années 60, est très riche. Par contre la production de fiction depuis n’est toujours pas à la hauteur du soulèvement de la jeunesse et de la plus grande grève générale dans l’histoire de la France.

 CINEMA DE FICTION

Illustration 3

Le plus connu est encore sans doute L’an 01. Ce film réalisé en 1973 par Jacques Doillon, avec Alain Resnais et Jean Rouch, et une pléiade d’acteurs promis à une grande carrière, ne reprend qu’une partie de 1968, mais bien réelle: ses thèmes libertaires et anti-productivistes. On peut le voir ici, mais attention: dans cette version Vimeo, le cadrage est plus serré que l’original. Mai 68 inspirera aussi des oeuvres majeures comme La Maman et la putain de Jean Eustache, Mourir à 30 ans de Romain Goupil, Après mai d’Olivier Assayas, Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000 d’Alain Tanner, les films de Godard, de Rivette, de Jacques Doillon.

 Les années qui suivent 68 sont marquées par la naissance de ce que certains ont appelé le « Cinema des femmes ».  Alors que le cinéma est encore un fortin masculin, plusieurs réalisatrices mettent en scène les femmes et leurs luttes issues de l'après 68 (voir mon article La deuxième vague féministe, fille légitime de 68 ). Brigitte Rollet en rend très bien compte dans son article Femmes cinéastes en France : l'après-mai 68.  Extraits: 

 « Âge d’or du cinéma militant, politique et/ou engagé, les années 1970 ont aussi vu le développement d’un cinéma [au] féminin, tellement minoritaire auparavant que le nombre de nouvelles cinéastes entre 1969 et 1980 est cinq fois supérieur à celui de la période allant de l’après-guerre (1946) à mai 1968…

 A l’instar de leurs illustres devancières, les réalisatrices ayant débuté après mai 68, ont souvent, à l’exception notable d’Agnès Varda, commencé par les métiers du cinéma considérés comme “féminins”, tels que le montage, le maquillage et les costumes, sans oublier le travail de scripte…

Au début des années 1970, à l’époque où dans d’autres domaines, des groupes de femmes se créent pour défendre leurs droits, des femmes désireuses de favoriser le cinéma au féminin se regroupent dans un association qu’elles appellent Musidora…Les buts de l’association créée en octobre 1973, étaient de promouvoir la création et la distribution de films et de vidéos réalisés par des femmes. Elle encourageait aussi la recherche sur les représentations des femmes dans le cinéma masculin et féminin. Enfin, ce fut Musidora qui organisa le premier festival de films de femmes en 1974, l’ancêtre du festival international annuel de Créteil… »

 Brigitte Rollet met en avant avec raison les films de trois réalisatrices.

Nelly Kaplan, dans son premier film de fiction, La Fiancée du pirate (1969), que l’on peut voir ici, met en scène une femme transgressant les normes sexuelles et sociales, interprétée par une actrice exceptionnelle, Bernadette Lafont. Aucun producteur n’en voulait, Nelly Kaplan dut le financer grâce au Lion d’or qu’elle obtint au festival de Venise en 1967 pour son documentaire Le Regard Picasso.

Bien plus tard, entre 1975 et 1977, Coline Serreau reprend la question de Freud avec un film documentaire Mais qu’est-ce qu’elles veulent ?, financé grâce au succès de son premier long métrage de fiction Pourquoi pas ! Coline  Serreau y donne “droit à la parole” à des femmes de tout milieu, âge et condition, exprimant leurs sentiments d’aliénation, oppression et exploitation, qu’elles soient femmes de cultivateurs, ouvrières d’usines, femme au foyer, bourgeoise, actrice de films pornos, actrice anorexique, pasteure ou concierge.

Agnès Varda, signataire du manifeste des 343, et militante du MLAC, réalise en 1975 un cinétract de huit minutes, Réponses de femmes, puis tourne L’une chante, l’autre pas (1976), premier film “grand public” mettant en scène les actions des mouvements de femmes, et dont voici la bande annonce:

L'une chante, l'autre pas © Loreen Swank

Le film de Chantal Akerman, Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles, sort en en 1976. Interprété par Delphine Seyrig, et d’une durée de 200 minutes, il détaille tous les faits et gestes d’une femme au foyer depuis l’exploitation domestique jusqu’à l’exploitation sexuelle.

PETITE FILMOGRAPHIE CHRONOLOGIQUE

1967

1968

  • La Reprise du travail aux usines Wonder de Jacques Willemont, Pierre Bonneau, Liane Estiez-Willemont (10 minutes)
  • Ce n’est qu’un début de Michel Andrieu (10 minutes)
  • Que s’est-il passé en Mai ? de Jean-Paul Savignac (17 minutes)
  • Mai 68 d'André Harris et Alain de Sédouy
  • Mai 68 à Paris de Jean-Pierre Goretta et Alain Tanner
  • La Folie Nanterre de Raymond Vouillamoz
  • Le droit à la parole et Le joli moi de mai, du collectif A.R.C.
  • Le pouvoir dans la rue, de Alain Tanner
  • La socièté est une fleur carnivore, de Guy Chalon
  • Les Lycéens ont la parole, émission TV Dim Dam Dom
  • No game (1967) et Yippie
  • Berlin 1968 du collectif A.R.C. 
  • Black Panthers de Agnès Varda 
  • La sixième face du Pentagone, de F.Reichenbach & C.Marker
  • El Grito de Lebardo Lopez Aretche
  • If.... de Lindsay Anderson

1969

  • Ice, de Robert Kramer

1970

  • A la recherche de mon Amérique de Marcel Ophüls

1971

1972

  • Coup pour coup de Marin Karmitz 
  • L'An 01 de Gébé et Jacques Doillon 
  • Winter soldier du collectif Winterfilm 

1973

  • Jusqu’au bout du Collectif Cinélutte (40 minutes)
  • Kashima paradise de B.Deswarte & Y.Le Masson

1974

1977

1978

1982

  • Mourir à trente ans de Romain Goupil 

1988

  • Génération de Daniel Edinger d'après Hervé Hamon et Patrick Rotman

1989

  • Rojo amanecer, de Jorge Fons

1990

  • Milou en mai de Louis Malle

1995

  • Reprise, de Hervé Leroux 

1996

  • Reprise d'Hervé le Roux

1998

  • Les diggers de San Francisco, de A.Gaillard & C.Derensart 
  •  

2004

  • Innocents: The Dreamers de Bernardo Bertolucci

2005

  • Les Amants réguliers de Philippe Garrel 
  • Code 68 de Jean-Henri Roger

2007

  • Nés en 68 de Olivier Ducastel et Jacques Martineau

2008

  • 68 non-stop de Fred Hilgemann 
  • Adieu De Gaulle, adieu de Laurent Herbiet

2012

  • Après mai d'Olivier Assayas

On trouvera en outre dans la base de donnée de l’Association Autour du 1er Mai, une liste de près de 150 films en rapport avec les années 68 et leur brève présentation.

**********************

Ma série « 1968 »

  • Première partie « Mise en jambes »: 37 articles à consulter ici
  • Deuxième partie couvrant Mai et Juin, « La plus grande grève générale en France ». 42 articles déjà parus à consulter ici
  • Troisième partie, « Bilans et secousses ». Déjà publiés à cette date: 
  1. Mai 68: une situation révolutionnaire ?
  2. Bilan et leçons de la grève générale de 68
  3. Lettre d'un enfant de 1968 à un jeune de 2018
  4. Un bilan de 68 par Ludivine Bantigny et Alain Krivine
  5. La deuxième vague féministe, fille légitime de 68 
  6. 18 Juillet 68: les CRS chargent les festivaliers d’Avignon
  7. 1968, année de l'autogestion ?
  8. Une féministe révolutionnaire ouvrière chez Renault Flins- vidéo
  9. 28 juillet 68: Mao dissout les « Gardes Rouges »
  10. 1968: toute une jeunesse transformée
  11. Le contexte international de 68
  12. Mieux soixante-huitard que jamais 
  13. 1968: Bilans à chaud
  14. 11 Août 68: Opération Teresita à Santiago du Chili
  15. 1968: Bilans 10 ans plus tard
  16. 1968: Bilans 20 ans plus tard 
  17. 1968 : Bilans 30 ans plus tard
  18. 21 Août 68: une armada stalinienne fond sur le peuple tchécoslovaque
  19. Un Mai 68 écolo ?
  20. Bilans de 1968 40 ans plus tard
  21. 1968: Bilans 50 ans plus tard
  22. 7 septembre 68: No more Miss America !
  23. Le PCF ne se remettra jamais de Mai
  24. Contre-offensive de la bourgeoisie, résistances et effets dans l’après 68 
  25. 1968 jusque dans les églises
  26. Mai 68 : la révolution de la psychiatrie
  27. Sources et secousses intellectuelles de 68
  28. 2 octobre 68: la dictature ouvre les jeux de Mexico avec un massacre
  29. Bibliographie 1968

Bonne lecture. Merci pour vos commentaires. Merci aussi de partager.  

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