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Billet de blog 30 juin 2018

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30 juin 68: le prix du crétinisme parlementaire

N° 79 de ma série "1968" qui comptera plus de 100 articles dans l'année. Le deuxième tour confirme le raz de marée réactionnaire. La politique a horreur du vide, en l'occurence celui de la gauche parlementaire. Prochain article: 1 Juillet: annonce de la troisième partie « Bilans et secousses » de la série 1968.

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30 juin 2018

Illustration 1

Donnons maintenant la parole à Rosa Luxembourg, dans son article "Social-démocratie et parlementarisme", paru dans le Sächsische Arbeiterzeitung, 5 et 6 décembre 1904. 
« L’illusion selon laquelle le parlement est l’axe central de la vie sociale, la force motrice de l’histoire universelle, est une illusion que l’on peut non seulement expliquer historiquement, mais qui est nécessaire pour la bourgeoisie luttant pour le pouvoir, et encore plus pour celle qui le détient. Le fruit naturel d’une telle conception est le fameux « crétinisme parlementaire » qui, devant le bavardage satisfait de quelques centaines de députés dans une chambre législative bourgeoise, est aveugle aux forces gigantesques de l’histoire mondiale qui agissent hors d’elle, dans le flux de l’évolution sociale, et qui font fi des faiseurs de lois parlementaires. Or, c’est précisément ce jeu des forces élémentaires brutes de l’évolution sociale, auquel les classes bourgeoises participent elles-mêmes sans le savoir ni le vouloir, qui aboutit à réduire sans cesse, non seulement la signification imaginaire, mais toute signification du parlementarisme bourgeois... » 

Illustration 2

Le second tour est un raz de marée réactionnaire : UDR et les Républicains-indépendants de Valéry Giscard d’Estaing (RI) 43,6% des voix, Centre démocratique de Lecanuet 10,3%, PCF  20%, FGDS 16,5% et PSU  3,9%. Les blancs ou nuls, estimés exceptionnellement élevés, ne sont pas comptés. La participation est de 78%, soit 22 millions de votants.

Illustration 3

 La droite obtient 354 sièges, dont 293 pour l'UDR et 61 pour les RI. Première fois dans l'histoire de la République qu'un parti conquiert la majorité absolue à l'Assemblée. L'opposition enregistre un recul sans précédent. Chambre réactionnaire à tout point de vue y compris ceci: il y a 1,6 % de femmes, soit 8 pour 479 hommes, alors qu'elles constituent 3,3 % des candidats.

C’est la déroute de la gauche parlementaire. La FGDS de Mitterand perd 64 députés. Le Parti communiste perd 39 députés, passant de 73 sièges à 34. Dans les circonscriptions les plus ouvrières, situées autour des grandes usines, il est clairement rejeté. Les travailleurs ont pu mesurer son rôle de soutien du régime bourgeois. Autour de Flins par exemple, le PCF perd un quart de ses voix entre mars 1967 et juin 1968.

On peut dire que cette gauche est handicapée par l’exclusion du vote d’une partie de la jeunesse, puisque la jeunesse doit encore attendre 21ans avant de voter, et que près de 300.000 jeunes qui avaient atteint l’âge de la majorité sont exclus par le refus de gouvernement d’actualiser les listes électorales. Mais cela n’explique pas tout. Si l’on s’en tient à la jeunesse, il est clair que pour des centaines de milliers de jeunes travailleurs et étudiants, ces élections sont « un piège à cons » armé par le régime et les politiciens réformistes. Donc elle s’abstient ou vote nul. 

Illustration 4

Et surtout, au delà de la jeunesse, des millions de travailleurs ont constaté l’hostilité de départ de cette gauche face au mouvement de la jeunesse, son inertie dans la grève, et son incapacité à offrir une alternative quand pendant deux jours pleins le régime s’est décomposé. A quoi sert-elle, en dehors de nourrir grassement ses dirigeants ? Comment lui faire confiance dans ces conditions pour gouverner ? Un autre facteur joue: l’affrontement électoral des différents partis de l’ordre finit par la victoire de celui qui est le mieux placé pour le défendre. 

C'est là qu'il est utile de relire la longue analyse de Chris Harmann dans son article  "Quand la France prit feu - Mai 68"  dont voici la conclusion:

"En mai, comme dix millions de personnes évoluaient ensemble, des individus de toutes sortes avec des idées assez conservatrices pouvaient concevoir une solution à leurs problèmes particuliers dans un effort collectif de masse. A la fin du mois de juin ils retrouvèrent de nouveau un monde dans lequel seule l’attitude individualiste pouvait apporter une amélioration personnelle. Les dernières étincelles de lutte étudiante et ouvrière semblaient désormais être source de chaos, de danger, et non plus être la clé pour réorganiser la société.

Cependant il n’y avait objectivement aucune raison pour que le mouvement se désagrège ainsi pendant la première semaine de juin. S’il le fit c’est parce que les organisation politiques et syndicales les plus puissantes au sein de la classe ouvrière concentrèrent tous leurs efforts à un retour au travail dans les services publics clés. Ce faisant, elles amenèrent précisément le changement d’attitude qui permit aux gaullistes de gagner les élections et qui accréditait l’idée selon laquelle aucun changement révolutionnaire n’était possible.

Ensuite, dire qu’il y avait un potentiel révolutionnaire au mois de mai ne signifie pas que le choix se résumait aux élections d’un côté et à la guerre civile de l’autre, comme le déclara de Gaulle le 29 mai. Il y avait une troisième option - l’extension et l’approfondissement du mouvement de manière à ce que le gouvernement soit empêché de recourir aux forces armées de l’État.

Cela aurait signifié encourager les formes d’organisations des grèves qui entraînaient tous les travailleurs, les plus « arriérés’ comme les plus avancés, à modeler eux-mêmes leur propre avenir - par des comités de grève, des assemblées générales régulières dans les usines occupées, des piquets de grève et des rotations d’occupations impliquant un maximum de gens, des délégations envoyées à d’autres usines et à d’autres sections de la société impliquées dans la lutte. Ainsi tout le monde aurait eu la possibilité de participer directement à la lutte et de discuter des leçons politiques à en tirer. Ceci aurait signifié aussi la généralisation des revendications de ceux qui luttaient de façon à ce qu’aucune section de travailleurs ne reprenne le travail avant que des décisions concernant des questions d’ordre vital qui préoccupaient les travailleurs d’autres sections ne soient prises - sur la sécurité de l’emploi, des emplois garantis pour les jeunes travailleurs, le paiement intégral des journées de grève, des droits syndicaux complets dans des usines anti-syndicats comme Peugeot et Citroën, un contrôle démocratique sur les diffusions d’émissions radio et TV par les représentants élus des journalistes et des techniciens.

Bâti sur ces bases, le mouvement aurait empêché le gouvernement de rasseoir son pouvoir. Si le gouvernement cédait aux revendications du mouvement, il ne serait qu’un canard boiteux, et clairement, il deviendrait l’otage du mouvement de masse des travailleurs . S’il ne cédait pas, il resterait incapable de venir à bout de la paralysie du pays assez rapidement pour empêcher ses propres partisans de rechercher une alternative « responsable » qui, à son tour, serait vraisemblablement prise en otage par le mouvement de masse. Dans les deux cas, le gouvernement n’aurait jamais été en état de gagner les élections de la fin juin. Le résultat des élections aurait été devancé par le mouvement dans les usines et dans les rues - comme cela allait être le cas en Grande Bretagne cinq ans et demi plus tard, lorsque un mouvement de moindre ampleur, la grève des mineurs de 1974, se prolongea jusqu’aux élections qui débouchèrent sur un vote contre le gouvernement en place.

Il n’y a, bien sûr, aucune garantie que, si le Parti communiste et la CGT avaient poussé pour cela, ils auraient gagné sur tous les points. Mais ce qui peut être dit avec certitude c’est qu’en refusant de mener campagne pour cela ils ont assuré la fin du mouvement de mai et la victoire électorale des gaullistes. Ils ont aussi fait en sorte que les syndicats français continuent à organiser une fraction moins importante de la classe ouvrière que dans tous les autres pays européens industrialisés malgré l’implication dans une grève la plus importante que les autres pays aient connue jusque là.

Cette troisième option n’aurait pas conduit immédiatement à une révolution socialiste. Mais elle aurait amené une situation politique d’une extrême instabilité dans laquelle une classe ouvrière victorieuse aurait pu prendre conscience de ses propres intérêts et de sa propre capacité à diriger la société. Il est certain que c’est parce que le champ des possibles était si largement ouvert que les dirigeants communistes et de la CGT se hâtèrent d’accepter la voie électorale, la voie la moins dangereuse pour sortir de la crise, même si celle-ci profita à de Gaulle."

Il faut attendre que la gauche du « crétinisme parlementaire » s’unisse autour du programme commun, puis la campagne autour des 101 propositions de Mitterrand pour qu’elle retrouve de la crédibilité. De pacotille comme toujours: dès 1983, il devient clair à nouveau que socialistes comme communistes ne vont au gouvernement que comme commis rémunérés pour gérer les affaires de la bourgeoisie. Viendront ensuite les copies en farce de Mitterrand, Jospin puis Hollande, mieux placés que la droite traditionnelle pour imposer aux travailleurs les exigences du capital mondialisé. D'autres sont sur les rangs...

Maintenant place aux animaux du cirque: des vidéos de la campagne de deuxième tour

Michel Debré © Ina Politique
Robert Ballanger © Ina Politique
François Mitterrand © Ina Politique
Valéry Giscard d'Estaing © Ina Politique
Michel Rocard : campagne législatives 1968 | Archive INA © Ina Politique

Le 24 juin…

  • Lundi de la matraque au Canada : 290 personnes sont arrêtées pendant le défilé de la Saint-Jean-Baptiste, à Montréal.
  • Le travail reprend chez Citroën.
  • À Saint-Lazare, violents incidents entre cheminots et colleurs d'affiches UDR : 7 blessés. Arrêts du travail durant 6 h le lendemain.

Le 27 Juin…

  • À Paris, évacuation de l’École des Beaux-Arts par la police.
  • La police évacue l’Ecole des Beaux Arts

Le 28 juin…

  • Arrêté d’expulsion de 35 étrangers ayant participé aux manifestations
  • Argentine: 2e anniversaire du gouvernement du général Ongania : violentes manifestations à Buenos Aires et dans les grandes villes.

Le 29 juin…  

  • Suisse: émeute du Globus à Zurich entre policiers et jeunes manifestants demandant un centre autonome

Le 30 juin…

  • Épuration à l’ORTF : 102 journalistes sont mutés ou licenciés sous couvert d’une « réorganisation » de la société.
  • Peyrefitte, le Ministre de la Propagande, se livre: « La Télévision, c’est le gouvernement qui entre dans les foyers !»

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50 ans plus tard...

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Ma série « 1968 »

- Première partie « Mise en jambes »: 37 articles à consulter ici

- Deuxième partie couvrant Mai et Juin, « La plus grande grève générale en France ». Articles déjà parus:

  1. 1 Mai 68: la combativité ouvrière est confirmée
  2. 2 Mai 68: Nanterre est fermé
  3. 3 mai 68: les cinq erreurs du préfet de police Grimaud
  4. 4 Mai 68: Heurts et malheurs de "Groupuscules dirigés par un anarchiste allemand"
  5. 5 mai 68: un dimanche pas comme un autre
  6. 6 Mai 68: « Libérez nos camarades »
  7. 7 mai 68: L'Assemblée nationale, l’Elysée ? Du théâtre, du cinéma !
  8. 8 mai 68: « L’Ouest veut vivre »
  9. 9 mai 68 : les travailleurs de la Wisco, premiers occupants victorieux
  10. 10 mai 68: « Nuit des barricades »
  11. 11 mai 68:  Pompidou à la manoeuvre 
  12. 12 mai 68 : joyeusetés de la parano policière
  13. 13 mai 68: si les étudiants ont pu, les travailleurs peuvent plus encore
  14. 14 mai 68: La journée d'action ne s’arrête pas comme prévu…
  15. 15 mai 68: Renault Cléon entre en action 
  16. 16 mai 68: Billancourt et tout Renault basculent
  17. 17 mai 68: avec les cheminots, la grève générale sur les rails
  18. 18 mai 68: 13 000 femmes entrent en action aux Chèques Postaux
  19. 19 mai 68: Cannes a l’eau
  20. 20 mai 68: usines, bureaux et universités libérés
  21. 21 mai 68: ORTF et fonctionnaires dans la danse
  22. 22 mai 68: appel a retourner les fusils contre le régime
  23. 24 mai 68: Face au plébiscite, la plus longue nuit de barricades 
  24. 25 mai 68: la « Commune » de Nantes
  25. 26 mai 68: Comités d’Action dans 30 cantons de l’Aveyron
  26. 27 mai 68: Grenelle à la poubelle 
  27. 28 mai 68: décomposition et chantage à la guerre civile
  28. 29 mai 68: la fuite à Baden
  29. 30 mai 68: De Gaulle arme le piège électoral
  30. 3 Juin 68 à Belgrade: « Assez de la bourgeoisie rouge » 
  31. 4 juin 68: « le Parti a désamorcé la bombe » 
  32. 6 Juin 68: les matraques des CRS ne font pas sortir des voitures...
  33. 10 Juin 68 : A Flins, la police tue Gilles Tautin
  34. 11 juin 68: guerre de classe à Sochaux
  35. 12 Juin 68 : De Gaulle dissout 11 organisations
  36. Mai 68, tout changer - 10 entretiens en vidéos 
  37. 18 juin 68: les élections provoquent le retour à la normale
  38. Parler du mai ouvrier, un enjeu politique actuel
  39. 23 juin 68: le piège électoral se referme

La Troisième partie, « Bilans et secousses », qui comptera des dizaines d’articles, commencera le 1er Juillet.

Bonne lecture. Merci pour vos commentaires. Merci aussi de diffuser.  

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